Vous trouverez ci-dessous l’introduction de 68 pages, in extenso, rédigée par René Bazin pour la biographie du Père Pierre de Clorivière, sj, parue aux Editions Gigord en 1926. Il s’agit plus précisément d’une introduction à la réédition de l’ouvrage Pierre Joseph PICOT de CLORIVIERE, contemporain et juge de la Révolution 1735-1820, publié initialement sous le titre Doctrine des droits de l’homme et vues sur l’avenir. Ce jésuite, suspect de participation à la chouannerie, passa 4 années en prison sous Napoléon. Puis, à partir de 1815, il oeuvra efficacement au rétablissement de la Compagnie de Jésus, en France et dans le monde.
René Bazinde l’Académie française
Pierre de Clorivière (1735-1820)
contemporain et juge de la Révolution
J.de Gigord Paris 1926
De Saint-Malo sont partis beaucoup de capitaines. Ils ne voyagèrent pas tous sur la mer : plusieurs coururent l’aventure dans le monde des idées, plus vaste que l’océan, et où il y a plus d’inconnu, plus de solitude, et des dangers plus grands. Les uns et les autres, ces hommes de la Marche bretonne, si on les compare, apparaissent comme des Français bien doués, hardis, et d’une courtoisie rude ou raffinée, qui les met en beau rang dans la famille française. Ce pays malouin et servanais a toujours été un des bons coins de la France.
Pierre-Joseph Picot de Clorivière était un de ces Malouins. Il n’est point inconnu ; je crois qu’il mériterait d’être célèbre ; j’espère même qu’il le deviendra, et de la meilleure façon : par un décret du pape de Rome, où serait déclaré bienheureux celui qui servit Dieu dans les temps les plus difficiles, et ne perdit pas un moment la foi, l’espérance ou la charité. Il fut un clairvoyant, à l’heure ou tant de braves gens se laissaient prendre aux mots, tout jeunes élèves encore, dans l’étude du langage révolutionnaire, et qui s’aperçurent, un peu tard, que la traduction littérale ne vaut rien, en pareil cas, et qu’il faut pénétrer les grands mensonges plaisants, par quoi le monde est mené. Il n’eut point de doute parce qu’il était très réfléchi, très clair d’esprit, et très attaché à la foi de Jésus-Christ, ce qui est le plus sûr moyen de ne point errer dans une foule de questions, même d’un ordre différent. On vit ce prêtre breton ne donner aucun signe de peur lorsque tant d’hommes tremblaient, et ne faire aucune bravade inutile, ce qui est encore une forme de courage, mais dépenser les heures aussi méthodiquement que s’il avait vécu en communauté. Or, il vécut longtemps dans une cachette d’où il sortait, d’ailleurs, aussi souvent qu’il le fallait, pour encourager, aider tant de familles dans le deuil, la misère, l’angoisse, pour administrer et communier les malades. Plus tard, quand la Terreur eut passé, et que la France fut aux mains de l’Empereur, il connut, et pendant des années, les prisons impériales, où il était facile d’entrer, même sans jugement, d’où il était difficile de sortir aussi longtemps que Fouché, comte de l’Empire et grand maître de la police, gardait, à l’endroit du prisonnier, une petite défiance. Clorivière fut le modèle de l’homme juste dans les temps de persécution, et, autant que nous pouvons en juger, un des saints qui se levèrent, de notre terre française, vers la fin du dix-huitième siècle : réponse immédiate, nombreuse et magnifique, comme toutes celles que fait la France en danger.
La leçon d’une telle vie doit servir ; il est utile d’en rappeler les traits ; les écrits qu’il a laissés peuvent également aider nos contemporains à mieux pénétrer les origines et la malignité des doctrines dont le monde est présentement, selon les latitudes, menacé ou accablé. C’est la raison d’être de ce petit volume : les hommes utiles, dans les révolutions, sont ceux qui ne leur accordent rien ; tous les autres en font le jeu.
Le père de Pierre de Clorivière avait fait ses études au collège Louis le Grand, où il avait été condisciple de Voltaire ; sa mère, Thérèse Trublet de Nermont, appartenait à une famille ancienne et cultivée de la bourgeoisie malouine, dont un membre fit partie, au dix huitième siècle, de l’Académie française, tandis que d’autres servaient dans la marine du roi, ou commandaient les vaisseaux de la Compagnie des Indes. On sait, de ce père et de cette mère, qu’ils furent de fidèles chrétiens, ce qui peut remplacer de longs éloges funèbres, et qu’ils moururent jeunes. Ils laissaient quatre enfants, des cinq qu’ils avaient eus :
Michel-Alain, qui prit, à l’époque de son mariage, le nom de Limoëlan ;
Pierre-Joseph, dont il va être parlé ;
Jeanne-Rose, qui épousa M. Desillesde Cambernon ;
Thérèse, devenue, à Paris, religieusede la Visitation.
Des parents proches s’occupèrent des orphelins. En ce temps-là, c’était en France que se réfugiaient les religieux étrangers molestés par leurs gouvernements. Les bénédictins anglais, obligés de s’expatrier, avaient, fondé chez nous un certain nombre de collèges, dont celui de Douai, qui était fort renommé. Les deux jeunes de Clorivière, Alain qui avait quinze ans, Pierre qui en avait quatorze, furent envoyés à Douai. Ils apprirent l’anglais, qui leur servit fort à tous deux, et firent de convenables études classiques. Mais le cadet, en grandissant, demeurait défiant de lui-même, triste parfois. Il souffrait d’une très pénible infirmité : il était bègue. Que deviendrait-il ? Quel métier conviendrait à l’homme dont la langue n’a ni discipline, ni allure régulière, et tantôt s’arrête devant le mot, tantôt le répète quatre ou cinq fois, et semble le mordre pour se venger ? Le pauvre enfant se le demandait. A dix-sept ans, persuadé par la famille, mais difficilement résigné, il essaya la carrière malouine par excellence, et, surun bateau de la Compagnie des Indes que commandait un Trublet, partit pour faire du commerce et connaître la chance que le monde de la mer, aisément, croit voyageuse ou lointaine. On dit qu’il n’alla pas plus loin que Cadix. A dix-neuf ans, nous le voyons qui part pour Paris (1753) et commence ses études de droit.
Ce grand étudiant breton, — qui devait être un joli homme, s’il ressemblait au portrait qui nous est resté de Pierre de Clorivière à un âge plus avancé, — montra, dès ce moment, cette fermeté de caractère, cette foi vive et cette piété logique qui devaient le mener loin sur la route de la perfection : voyage proposé à tous, entrepris par quelques-uns, achevé par bien peu. Dans cette grande ville, ou la perfection des mœurs ne fut jamais commune, il vécut chaste ; parmi cette société où beaucoup d’esprits font continuellement le tour du dogme et de la morale divine, s’efforçant d’y rencontrer la porte inexistante de la facilité, il fut celui qui s’applique de tout cœur à vivre toute la vie chrétienne, et ne cherche à réformer que soi-même. Il avait choisi, pour directeur de conscience, un prêtre tout droit, imperméable aux influences du siècle, l’abbé Grisel, grand pénitencier de Paris, opposé aux rigueurs mortelles du jansénisme, propagateur de la dévotion au Sacré-Cœur. A vingt ans, et en cette seconde moitié du dix-huitième siècle, il communiait tous les jours.
La première récompense ne tarda pas, et par là, il faut entendre l’appel à plus haut, qui suit tout effort maintenu : après une retraite, lui, jusque-là sans vocation déterminée, il se sent attiré vers le sacerdoce. L’énigme est à moitié déchiffrée. Sera-t-il recteur d’une paroisse bretonne, ou religieux, et de quel ordre ? Il ne cherche pas encore à deviner ; il est heureux dans la lumière de l’aube ; la clarté complète va lui être donnée, et singulièrement. Lui-même il a raconté ce fait, qui pourrait bien être une merveille.
L’étudiant habitait dans le quartier de Saint-Sulpice, probablement rue Cassette, ou son oncle et sa tante de Nermont possédaient un hôtel. Il n’avait pas l’habitude d’entendre la messe dans l’église du Noviciat de la Compagnie de Jésus, qui s’élevait rue du Pot-de-Fer, et il ne semble pas que, jusqu’au jour que je vais dire, il eût eu quelque relation avec les religieux de la Compagnie. « Un jour, le 23 février 1756, j’allai, contre ma coutume, entendre la messe au Noviciat. Après ma communion et mon action de grâces, comme je sortais de l’église, une personne me suivit à la porte, et me dit, en propres termes : « Dieu vous appelle sous la protection de saint Ignace et de saint François Xavier ; voici le Noviciat ; entrez-y. » J’écoutai cette personne avec beaucoup de calme ; aussitôt qu’elle m’eut quitté, je rentrai dans l’église, et me mis à prier avec une très grande ferveur. L’effet de ma prière fut la persuasion que Notre-Seigneur m’appelait à la Compagnie. »
On voudrait savoir comment cette personne était habillée, quel âge elle avait, et quel visage. L’habitude du roman nous rend curieux et exigeants, mais les saints n’en écrivent guère. Pierre de Clorivière taisait, le plus possible, cequi le concernait. Tout ce que nous savons, c’est que, par la suite, et sans s’expliquer davantage, il faisait honneur à la Vierge Marie de l’inspiration qu’il avait eue. Qu’arrive-t-il au récit du message de l’inconnue ? On le devine : la famille s’attriste à la pensée de voir s’éloigner d’elle ce jeune homme dont l’avenir, dans le monde, ne semblait plus douteux pour aucun de ses proches. Ce cadet de Clorivière, en grandissant, donnait des preuves, qui se multipliaient, d’un esprit fin et profond ; il y avait en lui beaucoup de charme et beaucoup de droiture, quelque chose de sûr et de réfléchi, une bonté déjà cultivée, une politesse, qui, même en ce temps-là, où la France savait vivre, se faisait remarquer. Il fallut aller de Paris à Saint-Malo, pour obtenir le consentement de ces parents, peu portés, au premier abord, malgré leur foi, à comprendre qu’on les quittât, même pour Jésus-Christ. Pierre de Clorivière les gagna pourtant à sa cause. Il entra au Noviciat de la rue du Pot-de-fer, la veille de l’Assomption 1756, et, du premier coup, selon l’expression de ses biographes, y parut dans son élément (Histoire du R. P. de Clorivière, par le P. Jacques terrien, p.15).
Deux ans plus lard, il faisait les premiers vœux, vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance perpétuelle, et, par ces vœux, se liait à la Compagnie de Jésus. Il venait à cette Compagnie, privilégiée en toute persécution, à un moment où elle était menacée dans le monde entier et particulièrement en France. La crainte du dehors ne compte guère pour une belle nature : elle n’est qu’un élément qui se présente à l’examen, qu’on méprise, et qui tombe. Ce qui troublait bien autrement le jeune scolastique, c’était son infirmité de parole. Efforts, remèdes, supplications à Dieu, tout semblait inutile. Dans les « disputes publiques » qui sont d’usage entre les jeunes hommes que l’Ordre des jésuites continue de former et d’exercer durant de longues années, Clorivière se sentait incapable d’argumenter. Les dons que ses supérieurs et ses frères lui reconnaissaient se trouvaient en public, annulés par ce bégaiement, devenu peut-être plus fort que dans le premier âge. Serait-il possible, à ce bègue renforcé, d’accéder au ministère sacré, d’être prêtre ? Il en doutait parfois, dans les années qu’il passa à faire la classe aux élèves du petit collège de Compiègne. Anxieux de l’avenir, qui se confondait pour lui avec une vocation sainte, il ne trouvait d’apaisement que dans une disposition magnifique et qu’on pourrait définir ainsi : « Je veux être prêtre, je veux continuer d’appartenir à la Compagnie de Jésus ; l’obstacle est terrible, mon Dieu, mais il est permis par vous ; si vous ne l’écartez pas, je céderai, dans l’exacte mesure où vous m’y obligerez : je conserverai, d’un dessein formé dans la prière, tout ce que vous n’aurez pas visiblement détruit, et, ne pouvant pas être Père de votre Compagnie, je serai Frère coadjuteur, encore trop honoré du choix que vous aurez fait de moi pour balayer les corridors, porter les fardeaux, cuisiner s’il le faut, et servir vos prêtres ».
L’homme qui raisonne de la sorte, quoi qu’il arrive, est un victorieux. Presque toujours, Dieu l’établit au sommet où le serviteur acceptait de ne pas monter. Cela se vit bientôt pour Clorivière. Il dépassait déjà, dans l’usage de l’épreuve, la mesure commune. Sans doute, il parlait mal ; mais cette gêne qu’il avait, pour prononcer les mots, ne l’empêchait d’avoir, comme je l’ai dit, beaucoup d’esprit, du plus fin et que l’étude affinait encore. Ses répartiesétaient promptes et faisaient sourire. Lui, cependant, il surveillait son humeur, et cette facilité que nous avons à dépenser les mots. Et il parvenait à ne dire presque rien d’inutile, et à ménager le temps. Victoire difficile. Ce fut pour la mieux assurer, et pour sceller une habitude prise et toujours à défendre, que le jour de Pâques 1762, il fit vœu de « ne proférer avec advertance et délibération, aucune parole mauvaise, inutile ou oiseuse ». Il ajoutait, en homme du monde, et en homme de bon sens, ce joli commentaire : « …Je ne compte pas, au nombre des paroles inutiles et oiseuses, les paroles de civilité, ou celles que je dirais pour entretenir ou réveiller une conversation. » Terrible gêne ! Mais quelle puissance, chez celui qui prend une résolution pareille, et la tient ! Comme il est chef, par naissance, par grâce, et par vertu, acquise !
Or, à ce moment même, en exécution d’un arrêt du Parlement de Paris, tous les collèges situés dans le ressort, et dirigés par les jésuites, sont fermés. La Révolution commence souvent contre eux, je veux dire contre les jésuites et contre les collèges. L’orage intelligent rase les paratonnerres. « C’est à présent que nous pouvons montrer notre courage et notre foi, écrit Clorivière ; prions avec ferveur, pour ceux qui nous procurent l’avantage de souffrir quelque chose sans l’avoir mérité : c’est l’unique récompense que Notre-Seigneur, étant sur la terre, a reçue de ses travaux, et c’est pour nous le comble de la gloire d’avoir un partage semblable au sien… Que cela nous attache de plus en plus à notre vocation ! »
La vie errante commence. Les religieux se dispersent. Clorivière est envoyé à Liège, qui, au point de vue de la juridiction religieuse, et en ce qui concerne la Compagnie de Jésus, se trouvait rattaché à la province d’Angleterre. Il s’y prépare aux ordres sacrés, et est ordonné prêtre à Cologne, le 2 octobre 1763. Au scolasticat de Liège, il continue plusieurs années ses études de théologie, tombe très gravement malade pendant un séjour qu’il fait en Angleterre, en 1766-1767, est guéri contre l’attente de son entourage, revient en Belgique, où il est associé, pendant trois années, au maître des novices de la maison des jésuites, à Gand. Après ce temps, sa réputation de spiritualité le fait encore changer de ministère. Sur les instances de l’abbesse d’une communauté de bénédictines anglaiseschassées d’Angleterre par la persécution, et réfugiées depuis plus d’un siècle à Bruxelles, le Père de Clorivière est nommé chapelain du couvent. Là encore, il se montre l’homme de l’exacte discipline, de la vie surveillée, laborieuse, pénitente. Là encore, il ramène à la communion fréquente des âmes pieuses que le jansénisme appauvrissait, les écartant de la richesse de l’Eglise. Les bénédictines l’admirent bientôt. Elles sont sûres de perdre promptement un homme si éminent, et déjà se désolent. L’abbesse lui demande un traité des devoirs de supériorité. Il l’écrit. On ne dit pas « Clorivière », dans cette province religieusement anglaise qu’est la Belgique d’alors ; on le nomme d’un nom anglicisé : tantôt Pigott, tantôt Rivers. En réalité, il est demeuré Picot de Clorivière, Français de Saint-Malo et jésuite de Paris. Comme il a une grande habitude de la langue anglaise, il parle en anglais aux moniales, mais le bégaiement n’est pas plus agréable dans un idiome que dans l’autre, et le courageux chapelain, sans illusion, s’astreint à écrire toutes les instructions qu’il fait, et à remettre le manuscrit aux religieuses, qui devront le lire, soit en particulier, soit pendant un exercice en commun.
Tant d’efforts, et si persévérants, ne pouvaient manquer d’acheminer Clorivière vers un état de sainteté dont le monde n’est pas juge, mais qu’il peut admirer. Il reste, de l’époque que je raconte, et de celle qui suivra, un certain nombre de « papiers spirituels » de ce serviteur de Dieu, minces cahiers d’examen qui témoignent d’une vigilance rigoureuse, d’une humble exactitude à relever les moindres fautes, et d’une habitude de vie intérieure dont les actes se multiplient. Ces comptes de conscience sont révélateurs de luttes et de souffrances, mais aussi de faveurs surnaturelles et d’une haute union à Dieu. L’expression est brève et juste. C’est ainsi qu’il définit, en 1771, son oraison la plus ordinaire : « Elle se fait d’une manière très simple et très nue, pour ainsi dire sans distinction d’actes et presque sans mouvements propres des facultés de l’âme. Je sais qu’un tel genre d’oraison n’est pas en mon pouvoir et que c’est Dieu qui opère m moi. Une telle grâce est, en grande partie, concentrée dans la partie supérieure de l’âme, et n’empêche pas toujours les distractions, ni même les tentations. Quelquefois, mais plus rarement, l’âme et toutes ses facultés sont, pour ainsi dire, absorbées en Dieu. D’autres fois en Notre-Seigneur et sa sainte Mère me rendent leur présence sensible, et alors je m’entretiens intérieurement avec eux, et je sais ce qu’ils me disent. »
Le détail de ces communications surnaturelles, il ne le révèle pas. Habitué comme il l’est à l’analyse psychologique, il pourrait trouver, comme il le fait ici, les termes les mieux appropriés, pour définir les états successifs d’une âme favorisée et qui connaît déjà un autre jour que le nôtre. Mais il suffit de quelque mention brève, pour que les supérieurs, auxquels sont destinés ces comptes de conscience, puissent juger de l’allure d’une âme combattue, retardée, encouragée, et qui va vers son but. Peu de paroles rapportées. Cependant, à des dates assez espacées, deux sortes de promesses sont indiquées, qui semblèrent bien singulières d’abord à Clorivière lui-même, et qui, néanmoins, furent accomplies à la lettre.
Durant la grande retraite qu’il fit à Gand, du 24 mai au 19 juin 1766, parachevant cette dernière année de préparation au ministère des âmes, qui se nomme, dans l’Ordre, « le troisième an », il lui fut dit, tandis qu’il suppliait Dieu de le délivrer de son infirmité : « Je te guérirai, lorsque le moment sera venu. » Sur le cahier de notes, à la suite de ces mots, le religieux ajoute : « Je dis qu’il m’a paru que c’était la réponse du Seigneur Jésus, mais je n’oserais affirmer qu’elle soit de lui. » Que cette bonne foi, et cette simple façon de dire sont donc plaisantes !
L’année suivante, en Angleterre, et comme il entrait en convalescence de la grave maladie qui faillit l’emporter, il notait ceci : « J’ai vu de grandes choses, que Dieu voulait faire par moi, comme par son instrument. Mettez, je vous prie, M. Howard (un de ses supérieurs} au courant, car je crains l’illusion. » Quelles étaient ces grandes choses que Dieu lui faisait entrevoir ? Il ne s’expliquait point sur ce sujet. Mais, dès lors, c’était l’opinion commune, autour de lui, qu’il aurait une grande part dans le rétablissement de la Compagnie de Jésus en France, ce qui se vérifia, en effet, comme je le dirai plus loin, après un fort long délai, et quand il semblait que son âge avancé ne dût pas le désigner pour écrire tant de lettres, débattre tant de questions, faire tant de voyages et de démarches.
Sa physionomie morale, on peut en juger déjà, est extrêmement sympathique. En lisant ces cahiers, où elle apparaît sans nul déguisement, on est porté vers l’homme de tant de transparence et de bravoure. Un mot, qu’il transcrit, d’un de ses amis, exprime bien un des très beaux côtés de son âme. Il le fait sien, évidemment : « Espérer, besogner jusqu’au dernier moment. Ne se croire mort que dix ans après son enterrement. Et alors, espérer sa résurrection prochaine. » Il disait encore : « Je me regarde comme une boule, que le Seigneur aime à voir rouler de côté et d’autre. »
Quelques années après cette période « anglaise » de sa vie, il a fait une sorte de description morale de lui-même, dans son journal spirituel. « Je ne découvre en moi nul attachement à quelque chose que ce soit, qui pourrait m’arrêter dans le prompt et allègre accomplissement de l’obéissance. Je ne crains pas non plus les maux que la Providence peut permettre. C’est comme naturellement que je prends toutes choses comme venant de la main de Dieu, et je me tiens, si je ne me trompe, toujours en sa présence, non pas, il est vrai, par une réflexion actuelle, mais par une continuelle impression que cette présence fait sur moi. Dès que mon esprit se trouve libre, Dieu se présente aussitôt à ma pensée. Mon âme jouit d’une grande paix, et les troubles et anxiétés que j’éprouve parfois ne dépassent pas, si je puis m’exprimer ainsi, le vestibule de mon âme. »
Si nous en croyons le portrait qui fut fait il y a peu d’années, mais d’après un moulage de tête et d’après des souvenirs, ce saint homme avait un beau visage, tous les traits puissants, le regard pur, profond, sans peur aucune. La grandeur de son âme en paix y apparaissait, et cela pouvait intimider d’abord, mais la bonté s’y trouvait aussi, en dessous, en réserve, et elle attirait. Il était de ceux, assez rares, dont on dit, lorsque, pour la première fois, nos yeux croisent les leurs : « Quoi que je lui dise, je ne m’étonnerai pas ; quoi que je lui demande, il ne me répondra pas sans réfléchir ; celui-ci a rejeté toute ambition humaine ; je suis devant une conscience, une place forte où Dieu habite, et dont la herse, en ce moment, pour moi, veut bien s’abaisser, car il sourit un peu, à peine, ami possible, lent à gagner, ami qui serait précieux. »
Le postulateur de la cause de béatification, introduite assez récemment, a pu écrire, ayant en mains toutes les œuvres, tous les papiers, tous les témoignages aussi, et parfaitement assuré d’exprimer le jugement moyen des contemporains :
« Le Père de Clorivière était d’une taille élevée. Sa démarche était ferme et mesurée. Ses traits étaient prononcés et graves. Il avait le front haut, le visage pâle et amaigri ; sa physionomie était calme. Il gardait les lois de la modestie religieuse avec une grande exactitude ; tout son extérieur portait l’empreinte de la mortification et du recueillement. Quand il parlait en public, sa voix était forte et pénétrante.
« Le serviteur de Dieu avait un ensemble de qualités naturelles qui le faisaient aimer et respecter… Il était fort aimable et homme d’esprit, et cependant, à l’ordinaire, sérieux, réservé, au point d’inspirer une espèce de crainte. Embarrassé et intimidé par son bégaiement, il ne laissait pas de se produire, de parler et d’agir quand il le fallait. »
Revenu à la santé, après la maladie dont il avait failli mourir en Angleterre, ce religieux de trente-deux ans, qui n’a pas encore prononcé ses vœux solennels, est associé au supérieur de la maison des Jésuites de Gand, pour la formation des novices. Il pouvait, en effet, diriger les autres, celui qui dominait si bien son repos, ses passions, l’infirmité de sa langue et le trouble de son temps. Le jeune sociusdu maître des novices se levait à trois heures du matin, passait deux heures en oraison, et donnait encore à la prière d’autres moments, et souvent d’autres heures du jour. Il était de l’intimité de Dieu. Pour le reste, il savait multiplier le temps, ce qui consiste à n’en pas perdre. Notre seul moyen est celui-là ; on l’emploie assez peu. Chez Pierre de Clorivière, la pénitence était devenue unehabitude ; il devait prétendre qu’il aimait à jeûner ; il soupait d’un morceau de pain ; mais, depuis le retour d’Angleterre, les supérieurs exerçaient beaucoup sa patience, en limitant ses autres mortifications corporelles.
Des lettres du Père général de la Compagnie l’avaient reçu, en 1773, au nombre des profès admis à prononcer solennellement, dans un prochain avenir, les quatre vœux, dont le quatrième, comme on le sait, est le vœu de dévouement et d’obéissance au Saint-Siège. Mais cette permission, dont Pierre de Clorivière s’était réjoui, pourrait-il en user ? En aurait-il le temps ?
La Révolution se dévoilait et commençait d’agir. Contre la France, citadelle ici-bas du catholicisme, féconde en charités et en hommes missionnaires, le complot des sociétés secrètes de l’Europe s’élargissait. Ceux qu’on appelait philosophes, entrés dans les conseils des rois, avaient choisi la première victime : l’Ordre, si fortement constitué et si brave, des jésuites. Tous les autres Ordres suivraient, toutes les sociétés religieuses, car ce n’est qu’une seule grappe, et quand un grain tombe au pressoir, le reste y passe. Mais la Compagnie de Jésus devait être foulée la première. Déjà, que d’avantages on avait pris contre elle ! Belle campagne de calomnies, et depuis toujours ! Et quels complices on trouvait : toutes les passions mauvaises, et jusqu’à des hommes de génie ! Les mécontents, les hâbleurs, les chercheurs de réclames personnelles, alliés aux pires coquins, dont il y a toujours une provision dans les Etats, tout ce qui vit du trouble, du changement ou du crime, s’agitait. On appelait leur fureur opinion publique. L’honnête peuple de France se disait : « Qu’ont-ils donc ? Que prétendent-ils ? Croyez-vous ? Nous devrions prévenir le roi ? » Mais le roi, c’était le ministre, à présent ; en France, Choiseul ; en Portugal, Pombal. Les rois cédaient. Charles III d’Espagne avait, comme Louis XV, proscrit les Jésuites. Il fallait obtenir, de tous les gouvernements, les mêmes mesures de fermeture des écoles, de défense de vivre en commun ; il fallait faire encore mieux : obtenir du Saint-Siège la dissolution de la Compagnie de Jésus. Les papes ne sont-ils pas des hommes ? En menaçant, tous ensemble, en se plaignant des Jésuites, en affirmant qu’on ne voulait que le bien de la religion et celui des peuples, est-ce que les gouvernements de l’Europe ne parviendraient pas à tromper le pape ? Ils essayaient depuis longtemps ; ils n’avaient rien obtenu de Clément XIII, mais, lorsque le pape Clément XIV, Ganganelli, lui eut succédé, ils sentirent qu’ils avaient devant eux un homme plus faible, et ils redoublèrent d’efforts et d’habileté. Le pontife, effrayé et trompé, persuadé qu’en cédant il éviterait un mal plus grand, accepta de dissoudre la Compagnie. Le bref Dominus ac Redemptor, supprimant la Compagnie de Jésus, fut signé par lui le 2l juillet 1773. Mais il ne fut pas aussitôt publié. Ce retard permit au collège des Pères anglais, à Liège, d’agir comme si l’Ordre n’était pas à la veille de mourir. Dans la chapelle, le 15 août, Pierre-Joseph de Clorivière, religieux d’une foi chevaleresque, heureux de servir une cause juste, même humainement désespérée, prononça les vœux solennels, qui le liaient définitivement à cette Compagnie attendant la sentence de mort. Ce dernier profès admis par la Compagnie de Jésus avant la Révolution avait trente-huit ans d’âge et dix-sept ans de vie conventuelle. Trois jours plus tard, le bref était promulgué à Rome : il l’était le 7 septembre en Belgique.
Désormais, les membres de la Compagnie de Jésus devront vivre séparés, partout suspects, semblables à leur Maître, et sans avoir « où reposer leur tête ». Deux Etats seulement acceptèrent d’accueillir les proscrits, l’un hérétique, l’autre schismatique : la Prusse de Frédéric II et la Russie de Catherine II. Mais Clorivière ne cherchait point son repos : où la Providence le conduirait, en pays d’asile ou de proscription, il avait décidé d’aller.
Comme elle n’avait point encore donné le signe du départ, il demeura simplement ce qu’il était avant ses grands vœux, c’est-à-dire chapelain des bénédictines anglaises de Bruxelles, communauté qu’il amena, par degrés, à la fréquente communion. Cette pratique est habituelle dans les couvents de femmes aujourd’hui ; elle ne l’était point à la fin du dix-huitième siècle. Le chapelain réussissait fort bien dans cette charge, où son goût et son expérience de la perfection le rendaient un guide sûr. La Révolution ne l’y laissa point.
En septembre 1775, le Conseil souverain de Brabant lui intima l’ordre de quitter le pays : c’était sans doute au nom de quelque liberté. Il ne s’étonna pas, ayant déjà eu l’occasion de connaître le sens révolutionnaire de ce mot-là. Les religieuses comprirent la perte qu’elles faisaient. Au nom d’elles toutes, l’abbesse lui écrivit, « Je le crains bien, je ne verrai jamais les choses conduites avec autant de prudence et de discrétion que par notre très estimé Père Rivers. » Pour lui, obligé de se réfugier quelque part, il se décida tout de suite pour la France. Ce n’était pas le plus sûr : c’était le plus cher pays. On retrouve bientôt Clorivière à Paris, où ce grand directeur d’âmes qu’il est devenu, partage son temps et sa peine entre le Carmel de Saint-Denis, gouverné alors par la fille de Louis XV, Mme Louise de France, le troisième monastère de la Visitation où Thérèse de Clorivière, sa sœur, est religieuse, et les ermites du Mont Valérien.
Car il y avait des ermites au Mont Valérien. Il y en eut, suppose-t-on, de très bonne heure ; une voie romaine passait là, reliant des points géographiques qui se nommèrent, dans la suite, Suresnes, Puteaux, Courbevoie, Neuilly, les Ternes, Montmartre ; de plus, Lutèce était en vue, la campagne étendue, la solitude assez grande. C’était de quoi tenter des âmes comme il y en eut toujours, heureusement, portées à la méditation, et que l’habitude de contempler un beau paysage et de deviner, au loin, le monde et sa misère, soulève et tient à l’essor, comme une paire de grandes ailes.
La tradition veut que sainte Geneviève ait mené paître ses troupeaux sur le Mont Valérien ; sur le sommet du mont, trois croix furent élevées au moyen âge, et Paris les pouvait voir. Les textes disent qu’au début du quinzième siècle, un solitaire de grand renom vint s’établir en ce lieu, et que plusieurs disciples se groupèrent autour de lui. Peu à peu, le nombre des ermites augmenta ; ils formèrent une sorte de congrégation de laïques pénitents, sous la direction d’un ecclésiastique nommé par l’archevêque de Paris. Leurs cellules, avec leurs jardinets, avoisinaient un oratoire, où des offices communs réunissaient les ermites. Ceux-ci travaillaient de leurs mains, soit uniquement à cultiver la terre, soit à quelque métier encore, et par exemple, à tisser des bas et des gilets. Ils portaient une robe blanche, serrée à la taille par une corde de paille, un scapulaire sur les épaules, un grand manteau quand ils descendaient de la montagne. Mais ils ne sortaient guère sans de puissantes raisons, et approuvées. Les rois, plus d’une fois, vinrent les visiter. Il semble bien qu’il y eut, parmi ces ermites, de fort saintes gens, et ce fut, assurément, ce qui attira Clorivière, et l’engagea même à écrire, pour eux, un livre de spiritualité qu’il intitula Directoire spirituel. C’est un ouvrage mince, une sorte de traité abrégé de l’oraison, de la manière de la préparer et de la conduire, et des effets certains qu’on peut attendre d’elle. L’expérience personnelle s’y montre avec évidence, même lorsqu’il s’agit des plus hauts degrés d’oraison. Assurément, les ermites le virent. Ils durent même penser autre chose, et plus d’un se persuada, sans doute, qu’on ne saurait décrire les états de quiétude, les extases et ravissements, comme le fait Clorivière, et si simplement, qu’à la condition de les avoir éprouvés.
Les visites au mont Valérien amenèrent souvent Clorivière dans cette grande banlieue, plus difficile d’accès que de nos jours.
Un auteur du dix-septième siècle, racontant la fondation d’un calvaire sur la montagne, vers 1663, avait exprimé une partie de la philosophie du paysage. Sans doute, Clorivière y mit moins de littérature, mais il dut penser quelque chose, étant poète à ses heures, du couplet bien tourné de ce mémorialiste, son prédécesseur. « Ce qui fit le plus d’impression dans l’esprit du saint homme (fondateur du Calvaire du Mont Valérien) fut la situation de cette montagne et cette disposition avantageuse qui, dans le voisinage de Paris, et sur le bord de la Seine, la met en vue de tous ces lieux de divertissement et de plaisirs, qui règnent à l’entour de la grande ville, si nombreuse et chargée de peuples : les prés du bois de Boulogne, le cours la Reyne, le jardin des Tuileries, les plaines délicieuses de Saint-Cloud et de Rueil… Ces allées, qui servent tous les jours de théâtre à la vanité, où le luxe règne avec empire…, tous ces lieux de promenade et de volupté sont commandés par cette montagne sainte… Les trois croix semblent menacer avec autorité ceux qui négligent leur salut (Histoire du Mont Valérien, dit le Mont du Calvaire, près Paris. A Paris, chez Jean Piot, libraire-juré, rue Saint-Jacques, au Saint-Esprit et à la Salamandre d’argent, 1658)
Le Directoire des ermites du Mont Valérien est un traité véritable, où l’auteur enseigne avec autorité, employant cette formule, qu’on trouve partout, dans la première rédaction : « Les Frères auront soin… » Directoire et non sermon. Les ermites eussent bien voulu que le livre fût imprimé. Ils présentèrent donc le manuscrit à l’archevêque de Paris, M. de Beaumont, qui le soumit à la censure du supérieur général de Saint-Lazare. Celui-ci, l’ayant lu, approuva entièrement le petit guide. Un des réviseurs, tout en approuvant la doctrine, fut d’avis qu’il vaudrait mieux ne pas imprimer ce qui concernait les états mystiques. Sur quoi le supérieur des ermites décida de garder le Directoire manuscrit. Les solitaires, paraît-il, étaient souvent d’habiles calligraphes : ils se contentèrent d’en « tirer » des copies, comme on disait alors. Et que pensa, de cette fin lamentable, l’auteur du livre ? Il faut l’entendre raconter lui-même le dénouement, et faire preuve d’un si joli et d’un si bon esprit : « Cela me fut dit le 2 juillet 1779, écrit-il. Ayant quitté la capitale avant la fin de cette année, je n’ai pas suivi cette affaire, mais j’ai su que l’ouvrage n’avait pas été imprimé. Mais en cela même, je crois entrevoir un nouveau trait de la divine Providence. L’utilité de cet écrit devient plus grande en s’étendant à un plus grand nombre de personnes… » Le livre ne parut que beaucoup plus tard (En 1802, sous ce titre : Considérations sur l’exercice de la prière et de l’oraison ; nous croyons qu’il est difficile à trouver).
En attendant, et à la fin de l’année 1779, Pierre de Clorivière devenait curé. L’évêque de son pays d’origine, Mgr des Laurents, lui confiait la cure de Paramé. Ce n’était pas sans raison. Cette petite ville avait été gouvernée, spirituellement, par un des plus obstinés « appelants » contre la bulle Unigenitus, et l’on sait que le jansénisme s’entendait à vider les paroisses de leur élite, c’est-à-dire de toute vie. Le nouveau recteur de Paramé est bien l’homme qui convient pour remettre en santé ces âmes désalimentées. Et en effet, il réussit à transformer la paroisse, à la ramener tout entière à la pratique des sacrements. L’œuvre était en bon chemin, quand un fait merveilleux vint la hâter : car le recteur de Paramé, selon la promesse qu’il avait reçue naguère, se trouva guéri de son bégaiement. Ce qu’il ne cessait de demander devint tout à coup une grâce accordée à la longue patience. Une nuit, il avait prolongé, plus que d’ordinaire, ses supplications à ses saints protecteurs, et particulièrement à sainte Anne, qui est suzeraine de Bretagne en paradis. Le matin, il s’aperçut qu’il parlait net. Il était guéri ; il l’était exactement comme il l’avait demandé, et le connut à l’expérience prolongée. C’était pour « mieux annoncer la parole de Dieu » qu’il avait prié d’être délivré. Et il put désormais prêcher librement. En chaire, dans les exhortations publiques, et même en toute occasion où il s’entretenait d’un sujet de piété, Pierre de Clorivière n’éprouvait plus aucune difficulté pour s’exprimer ; il en gardait quelqu’une, moins qu’autrefois, dans la conversation ordinaire, afin sans doute que le devoir de gratitude lui fût rappelé, et ainsi ressemblait-il à ces « miraculés » de Lourdes, guéris de la plaie, mais qui conservent la cicatrice. Il dut se sentir rajeuni. Un témoin, ému de cette merveille, et de l’éloquence apostolique de Pierre de Clorivière, a recueilli une partie des instructions que celui-ci faisait au peuple de Paramé, et il a mis ces mots, en tête du recueil : « Ces instructions, simples, lumineuses et ardentes, ont produit les plus grands fruits de bénédiction. » La paroisse se renouvelait Le recteur ne se laissait prendre ni aux mots à la mode, ni aux mines hypocrites. Il dénonçait les auteurs de la Révolution qui allait éclater ; il attaquait en chaire les « philosophes », dont il était un des trop rares Français d’alors à discerner, sous les apparences, la mortelle doctrine ; il disait les craintes qu’il éprouvait, pour le sort d’un pays « dont les classes les plus élevées étaient infectées de cette fausse philosophie », et on remarqua justement, dans ses discours, des passages prophétiques, comme celui-ci : « Si jamais, par un juste châtiment de notre tiédeur, Dieu permettait que cette philosophie prévalût, que la foi de Jésus-Christ fût exilée, le flambeau de la foi presque éteint, alors, vous verriez les ténèbres du paganisme couvrir de nouveau la terre, ces temples détruits ou changés en temples d’idoles, le vice régner à découvert, le sang des fidèles rouler de nouveau et ensanglanter les autels. Priez, mes frères, je le répète, veillez sur vous-mêmes, craignez, instruisez-vous de notre religion ! »
Dans le même temps encore, il prend une part active à plusieurs de ces missions bretonnes que le Père Maunoir avait naguère fondées, et qui rassemblaient et préparaient les âmes fidèles, à la veille de la tourmente, notamment dans le diocèse de Saint-Brieuc ; il écrit en même temps une vie du bienheureux Grignion de Montfort, le grand prêcheur populaire ; il traduit, de l’italien, un livre de dévotion ; il instruit dans la foi, et reçoit dans la communion catholique, les protestants, anglais ou américains, qui étaient venus chercher, sur les côtes de Saint-Malo, la douceur de vivre, et y trouvaient, par lui, celle de croire. On voit cet homme éminent, dans le ministère le plus étendu et qui demande tant d’improvisation, dépenser toutes ses forces, — chose souvent dite et rarement faite ; — on le voit progresser en spiritualité dans l’agitation du monde, et demeurer lui-même dans le changement des devoirs. Il n’a pas encore achevé son extraordinaire apprentissage. Il va faire d’autres expériences. Ce recteur modèle doit bientôt quitter sa cure : l’évêque commande. Après six années, en 1786, l’évêque de Saint-Malo, M. de Pressigny, successeur de M. des Laurents, confie à Pierre de Clorivière la direction du collège diocésain de Dinan, où étaient élevés les enfants des meilleures familles du pays. L’ancien jésuite, l’ancien chapelain, l’ancien recteur, restera directeur du collège jusqu’en 1790, égal comme partout, à la tâche qu’on lui assigne, et il assistera, dans son pays natal, aux premiers événements d’une révolution qu’il savait imminente.
Dès la réunion des Etats Généraux, il peut prédire les maux qui vont suivre, parce que ce grand esprit, négligeant l’apparence, a tout de suite jugé les causes. « Je n’augure pas bien du tour que prendront les affaires politiques aux Etats Généraux ; mais je crains beaucoup plus pour celles de la religion… La religion est perdue, si ce qui la regarde est remis sans distinction au vœu général de l’Assemblée, et si le clergé, comme il convient, n’est pas juge unique en ces matières. »
Déclarations d’une raison bien gardée dans la déraison générale.
le 13 février 1790, l’Assemblée proclame, en effet, au nom d’un droit qu’elle n’a pas, que les vœux de religion sont supprimés et qu’en conséquence les ordres religieux où ils étaient en usage, ont cessé d’exister. Quelques jours après elle ordonne aux fonctionnaires, — et aux ecclésiastiques qu’elle leur assimile aussitôt, — de prêter serment de fidélité à la nation, au roi, et à une constitution qui n’est pas encore établie. Que va faire le directeur du collège de Dinan ? Pour le deviner, ne suffirait-il pas de connaître comment il a vécu jusqu’ici ? Il refuse le serment ; il défend la religion et les vœux attaqués. Dans un sermon de carême, prononcé devant le peuple de Dinan, il dit ouvertement ce qu’il pense de ces lois violatrices du droit et du sens commun. On le dénonce. Il comparaît devant la municipalité, refuse de rétracter ce qu’il a dit, et termine par ces mots : « Je ne connais pas (en ces matières) d’autres obligations que celles du ministère de Jésus-Christ, j’espère les remplir toujours avec fidélité, et n’abandonner jamais la bannière de mon divin Chef. »
Un homme rare était ainsi manifesté : celui que la Révolution ne trompe ni n’effraie. Pour l’honneur de l’Eglise et celui d’une génération de Français, il va demeurer égal au devoir présent, fils de ces Malouins, qui ne lâchent pas la barre, mais secoués et trempés, gouvernent par mauvais temps, et sauvent l’équipage et eux-mêmes.
Cependant, après cet éclat public, la municipalité de Dinan, faible devant la Révolution, et donc violente, par principe ou par peur, fait comprendre à Pierre de Clorivière qu’il faut quitter la direction du collège. Un moment, il songe à rejoindre un de ses anciens maîtres du collège anglais de Liège, le Père Jean Caroll, premier évêque des Etats-Unis, nommé, il y avait moins d’une année, à l’évêché de Baltimore, et il se met à sa disposition. La vie de missionnaire le tentait. Il veut faire agir près du Pape, espérant obtenir du Saint-Siège que les missionnaires du Maryland, qui avaient tous été jésuites, puissent reprendre leur premier état. Ainsi, la Compagnie de Jésus eût été reconstituée dans le Nouveau Monde. Il se souvenait de la parole secrète et sûre qui lai avait annoncé qu’un jour il rétablirait la Compagnie.
Cette voix intérieure lui parla de nouveau, et l’avertit. Le matin du 19 juillet 1790, fête de saint Vincent de Paul, elle lui dit : « Pourquoi pas en France ? Pourquoi pas dans l’univers ? » Car les enfants qui apprennent l’histoire de Jeanne d’Arc s’imaginent que ce fut le privilège de la seule Lorraine d’entendre des voix qui conseillent. Mais l’étude de la vie des Saints fait comprendre ensuite, aux enfants devenus hommes, et quand ils ont le cœur droit, qu’il y a une conversation entre le Ciel et la Terre, et que les élus, souvent, sont guidés par l’Esprit-Saint ou par ses messagers. Presque en même temps, Clorivière apprend, de Rome, que le relèvement de son Ordre, en Amérique, ne peut être alors envisagé ; il voit qu’en France les événements se précipitent, et il prend sa décision : il demeurera en France, dans l’orage. Il y servira d’exemple, et, plus tard, s’il plaît à Dieu, c’est là qu’il travaillera au rétablissement de la Compagnie de Jésus.
Autour de lui, le régime de la délation et des visites domiciliaires a commencé. Clorivière est menacé ; il le sait et ne s’en inquiète pas. Retiré dans une maison où il ne se cache pas, il écrit à Mlle de Cicé, une de ses pénitentes : « Nous sommes au Seigneur, et non pas à nous ; il peut disposer de nous selon son bon plaisir ; mais s’il veut nous conserver, tous les méchants, secondés de la rage des enfers, ne pourront nous nuire… Priez aussi l’Esprit-Saint que, lorsqu’on viendra nous visiter, il me mette dans la bouche ce que je dois répondre. » Ce Père de Clorivière est vraiment le modèle de l’homme juste en temps de révolution. Il en a donné des preuves ; il exprime ici la politique simple et héroïque qui a été, qui est, qui sera la sienne. Seules les circonstances changeront : lui, il ne changera pas.
L’occasion est proche, où il va montrer encore sa fidélité à une pareille devise. Des agents, chargés de perquisitionner, entrent dans la maison qu’il habitait. Il venait de quitter sa chambre, et se disposait à sortir. Le prenant pour l’homme qui était à son service, ils lui demandent brusquement : « Le citoyen Clorivière est-il chez lui ? — Non, répondit-il, mais, si vous voulez l’attendre, je vais vous ouvrir la porte de son appartement, dont j’ai la clef. » Les envoyés se retirent alors, promettant de revenir.
Il apprend qu’au 10 août 1792, plus de deux cents prêtres ont été arrêtés, par ordre de la Commune de Paris, enfermés aux Carmes, au séminaire de Saint-Firmin, dans les prisons de la Force et de l’Abbaye, et que tous ont été massacrés. « Je regarde comme bienheureux le sort de mes frères, dit-il ; la confiance que j’ai de leur bonheur ne me permet pas de prier pour eux. »
Ses amis le pressent de se mettre en sûreté. Il cède à leurs instances, pendant un peu de temps, et se réfugie, sous un pseudonyme, chez son oncle, M. de Mascranni, à Villers-sous-Saint-Leu. Il y travaille à un petit ouvrage sur le siècle « des lumières » (Pensées détachées sur les progrès de la raison, sur l’accroissement ou le dépérissement des lumières. (Ouvrage cité par le P. terrien, et perdu). Ce sont des vacances qu’il ne refuse pas, à ses amis, de prendre en temps de péril. Mais il ne saurait demeurer là, parce qu’il y a plus loin, dans la grande ville, des âmes innombrables qui sont sans prêtre. Vers la mi-octobre, il est à Paris, il habite une cachette qui lui a été ménagée, dans une maison de la rue Cassette : un passage entre deux murailles, extrêmement étroit, obscur, mais ou l’on peut vivre, à la rigueur. Son premier soin est d’y établir un petit autel. C’est là que Clorivière va passer les années sanglantes de la Révolution.
Sa charité, les supplications des malades qui demandent l’assistance du prêtre, le désir d’avoir des nouvelles de ses parents, le font sortir assez souvent. Il devrait avoir, pour circuler dans les rues, une carte de civisme. Il n’en veut pas demander : « Nous sommes au Seigneur ». Plus tard, il racontera : « Quand il me fallait sortir, je commençais par me prosterner devant l’autel que j’avais dressé au bout de mon étroite cellule, puis je prenais une petite statue en bois de la sainte Vierge, dans ma poche secrète, où je plaçais Notre-Seigneur à côté de sa sainte Mère. Quand je le portais aux malades, je disais : « A vous, ma bonne Mère, de garder votre divin Fils » puis, aux anges : « A vous de marcher devant Notre-Seigneur et votre Reine, comme vous faisiez à sa fuite en Egypte… » Et j’affrontais ensuite sans crainte les dangers du voyage, même par les faubourgs et les boulevards. »
L’attitude de cet homme brave est si différente, suivant les cas, qu’elle peut étonner ceux qui n’ont pas, de la bravoure, une idée complète. S’il juge inutile de s’exposer, on le voit prudent, et même précautionneux. Pour un peu, on le qualifierait de timide. S’il a une raison, au contraire, d’aller au danger, il y va si tranquillement qu’il a l’air d’ignorer le risque. En voici un exemple : et que d’autres sans doute il a donnés ! Un jour, il apprend qu’une de ses filles spirituelles de Saint-Malo, Mme des Bassablons, a été arrêtée, amenée jusqu’à Paris en charrette, enfermée à la Conciergerie. Elle va être condamnée, elle va mourir. Dans les quarante-huit heures qui s’écoulent entre l’arrivée de la prisonnière et l’exécution, Clorivière trouve moyen de se faire ouvrir la prison, d’approcher de la
« brigande » et de la confesser.
Dans le réduit de la rue Cassette, il prie et il écrit. La Révolution tue les hommes, pille les biens, et s’efforce de corrompre les âmes : elle remplit sa mission. Il la voit au travail et dans le triomphe passager. Son frère, Alain de Limoëlan, et une de ses nièces, Mme de la Fonchais, impliqués dans le complot de restauration monarchique du marquis de la Rouerie, périssent sur l’échafaud, le 18 juin 1793. Sa sœur, religieuse de la Visitation, est arrêtée ; il sait – peut-être a-t-il pu encore pénétrer jusqu’à elle ? — que Thérèse souhaite ardemment d’être mise à mort en haine de la foi. Elle ne l’obtiendra point. Elle sera de ce peuple de prisonniers qui remplissent les prisons de Paris et de province, et que sauvera la chute de Robespierre. Parmi ces horreurs, dans ces craintes pour ceux qu’il aime, et l’extrême charité qui l’émeut pour toutes les âmes françaises inconnues et menacées de perdre la foi, lui, dans la cachette d’où il entend marcher et jurer les « patriotes » qui le cherchent, il écrit une étonnante étude sur la Révolution, et deux volumes qu’on peut intituler : Vues sur le temps présent et sur les temps à venir ; non pas prophéties, – il sait bien qu’il n’est pas prophète, –mais prévisions que la droite raison, guidée souvent par l’Ecriture Sainte, peut lui dicter.
Etonnante étude, en effet, ces Doctrines de la Déclaration des droits de l’homme. Il est de ceux, je l’ai dit, bien rares, que la Révolution n’a pas trompés un seul moment, et de ceux, plus rares encore, qui savent qu’on ne la trompe pas : il faut la combattre et l’abattre. Les finasseries ne servent de rien. Il a vu, comme Joseph de Maistre, et il a dit qu’elle est satanique ; il a signalé ses causes prochaines, libertinage de l’esprit, libertinage des mœurs, complicité des peureux, demi-mesures et tentatives imprudentes de conciliation des esprits faibles, car la Révolution se fait faire des concessions de principes, et ne renonce jamais à aucun des siens : tout au plus en suspend-elle l’exécution. Pierre de Clorivière aperçoit un autre caractère de ces événements qui bouleversent la plus belle nation du monde : il annonce que la Révolution franchira les limites du pays ou elle a été d’abord organisée par la franc-maçonnerie ; elle est « générale ».
Cette œuvre n’a aucunement le caractère d’un pamphlet ; elle dépasse, par la sérénité du ton, et par l’étendue des paysages philosophiques ouverts devant nous, les écrits que, d’ordinaire, inspirent les circonstances. Elle a été cependant faite pour conseiller les contemporains et particulièrement les membres du clergé, que troublaient les polémiques soulevées par le serment dit « de la liberté et de l’égalité ». Ce serment, prescrit à tous les fonctionnaires en 1792 rappelait si évidemment la Déclaration des droits de l’homme condamnée par le bref de Pie VI en date du 10 mars 1791, que la plupart des catholiques de France s’étaient tout de suite prononcés contre la loi qui l’imposait. Aux Carmes, plusieurs prêtres avaient été massacrés précisément pour avoir refusé de prononcer cette formule. Clorivière, qui s’attendait au même sort, et méditait, entre deux murs, sur la liberté à la mode jacobine, leur donnait raison. Il croyait peu aux accommodements dans cette lutte. En le disant, il s’imaginait écrire pour ses contemporains, et des copies de son étude circulèrent en effet, et furent passées de main en main : mais, plus sûrement peut-être il écrivait pour nous, qui souffrons depuis un siècle et un quart de la Révolution, et qui ne savons pas tous encore la vraie nature, la puissance, la difformité congénitale de cette ennemie de l’espèce humaine. Elle ne se montre point d’abord telle qu’elle est. Cette sanguinaire, quand elle entre en scène, met un masque, et dit des mots à double sens, qui la font applaudir par la foule, du parterre jusqu’au « paradis ».
Les Doctrines de la Déclaration des droits de l’hommene sont pas seulement un ouvrage de bon sens : elles témoignent de beaucoup d’esprit. Dès la première phrase, il nous est prouvé que Pierre de Clorivière ne s’est pas, un seul moment, laissé prendre au verbiage de la Révolution. L’art oratoire de celle-ci est un chef-d’œuvre d’habileté et d’hypocrisie. Les mots abstraits et vagues dont elle se sert ont un sens acceptable et qui peut être beau, mais ce n’est point celui-là qui est le sien. Elle excelle à flatter les pires passions, et l’orgueil tout d’abord : signe d’origine. Nos contemporains s’y laissent moins tromper ; mais ceux qui vivaient à la fin du dix-huitième siècle n’avaient pas, comme nous, pour bien comprendre ce que parler veut dire, le commentaire abondant de l’histoire.
On observera donc que, dès le début, l’auteur des Doctrines remet à sa place le « citoyen », qui est vous, qui est moi, qui est chaque Français, et ne le croit point capable, en cette seule qualité, de décider de toutes les affaires de l’Etat. « Ce n’est pas en politique que je considère ici la Déclaration des droits de l’homme. Je laisse la politique à ceux qui sont chargés du maniement des affaires publiques, et je crois bonnement que, dans toute espèce de gouvernement, même dans le républicain, il est important, pour le bien commun, et tout à fait nécessaire au maintien du bon ordre et de la tranquillité publique, que chaque citoyen reste dans sa sphère, et qu’il ne s’immisce point dans les choses qui sont au-dessus de sa portée et de ses lumières. » Un humoriste d’aujourd’hui a dit plus brièvement la même chose, avec moins de mérite. Au mois de décembre 1925, M. Henri Béraud, dans le Quotidien, usait de cette formule lapidaire : « Quiconque s’est un jour penché sur le mécanisme social, sait bien que le gouvernement de tous est une absurdité. »
Clorivière étudie plus particulièrement la Déclaration des droits de l’homme du 24 juin 1793, la Déclaration corrigée et remaniée, les ancêtres s’étant aperçus que la première formule « avait besoin d’être voilée et revêtue de quelques dehors de vertus propres à faire illusion ». Il observe que, dans cette édition nouvelle, on trouve des droits nouveaux, et que, par ailleurs, quelques droits anciens ont disparu, ce qui l’amène à demander, spirituellement : « …Si nos droits naturels et imprescriptibles changent tous les deux ans sur quelque point, à quoi cela peut-il nous conduire ? »
La remarque est drôle et juste. Presque tout de suite en voici une autre, qui appartient au plus bel ordre d’idées et de style. La Déclaration de 1793, comme celles de 1789 et de 1791, rappelle, sans la nommer de son vrai nom, qui est Dieu, la Puissance souveraine qui régit le monde, les Etats, les hommes ; elle porte : « L’Assemblée nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l’Etre Suprême… » Qu’a-t-elle entendu par là ? Hommage ou blasphème ? Le peuple encore croyant de la France d’avant la Révolution s’y trompera, mais ce religieux proscrit, qui réfléchit au sens de chaque mot, propose une autre version de cette expression singulière. « On est surpris, dit-il, que dans une Déclaration où tous les droits de Dieu sont lésés, compromis, comptés pour rien, on ose rappeler la présence de l’Etre Suprême. Serait-ce par dérision ? On ne saurait l’imaginer, nos législateurs n’ont point prétendu invoquer le Dieu qu’ils méconnaissent. Il est plus croyable que, par l’Etre Suprême, ils ont entendu la divinité monstrueuse de Spinoza, composé bizarre de l’assemblage de tous les êtres, ou le Mauvais principe des Manichéens, ou le génie malfaisant qu’une secte, qui joue un grand rôle dans cette Révolution, appelle son Grand Maître Invisible. »
Article par article, Clorivière analyse ce mélange de vérités et d’erreurs, de propositions contradictoires, de maximes d’un orgueil voisin de la folie, de blasphèmes enveloppés, qui fut voté en moins d’une semaine, au début de la Révolution, par une assemblée de 1.200 personnes, dans une confusion telle « qu’on eût dit un sabbat », racontait un témoin. Nous sommes malades d’avoir tant essayé de suivre ce Contre-Décalogue. D’autres nations le sont comme nous, et pour la même cause. Je choisirai quelques-unes des propositions formulées avec tant de sûreté par Pierre de Clorivière, pour mieux montrer quelle solide et élégante réfutation une tête bien faite oppose tout de suite à la Révolution enseignante.
« Un des meilleurs moyens qu’indique la raison pour obvier à l’oppression et à la tyrannie, c’est de balancer les pouvoirs et de les distribuer. Charger tous les citoyens de ce soin, c’est n’en charger personne…
« La liberté, nous dit-on, est le pouvoir qui appartient, à tout homme, de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d’autrui… Donc, toutes les lois divines, ecclésiastiques, qui lui interdisent quelque chose que ce soit, qui ne blesse pas les droits d’autrui, sont des lois injustes et tyranniques. Il en est affranchi,…et parce que, selon nos législateurs, tout ce qui n’est pernicieux qu’à son auteur, tout ce qui n’est contraire qu’à l’honnêteté naturelle, tout ce qui n’outrage que Dieu, ne nuit point aux droits d’autrui, l’homme a le droit de se permettre toutes ces choses. Il peut dire, imprimer, contre Dieu, contre Jésus-Christ, contre la religion, les blasphèmes les plus impies ; tenir contre les mœurs les propos les plus licencieux ; publier contre la vérité les erreurs les plus évidentes, sans que personne puisse le trouver mauvais… Voici la maxime qui exprime entièrement la limite absolument nécessaire à l’usage que l’homme peut faire, de sa liberté : ne fais rien de ce qui est contraire à la loi naturelle et à la loi divine ; et, plus clairement encore : ne fais rien d’injurieux à Dieu, de nuisible au prochain, et de funeste à toi-même. Ne voit-on pas par là que la maxime qu’on a citée n’exprime qu’en partie la limite morale de la liberté, et ce n’est pas sans dessein… »
A propos de la loi expression de la volonté générale : « Il est essentiel à toute loi humaine d’être appuyée sur la loi naturelle et divine. Sans cet appui, elle ne peut obliger, elle ne peut être loi… La volonté générale est, ou l’accord de la volonté de tous, de manière que tous veuillent ta même chose, ou c’est seulement l’accord du plus grand nombre ; alors je ne suis plus libre, je n’ai plus ce pouvoir imprescriptible de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d’autrui. Ma volonté se perd, elle est abîmée dans un concours immense de volontés étrangères… »
Le Français qui écrivait de telles pensées, formulées heureusement et dignes d’être méditées par ses arrière-neveux, n’était en aucune façon un fanatique. On le voit dans chacune des citations que j’ai faites ; on en sera persuadé en lisant l’œuvre elle-même. On trouvera cet aveu, par exemple, que l’admissibilité à certaines charges de l’Etat pouvait être réglée autrement et mieux qu’elle ne l’était sons l’ancien régime. « Peut-être était-ce un des points qui, parmi nous, avait le plus besoin de réforme. » L’auteur ajoute aussitôt : « Mais cette réforme pouvait s’effectuer sans que tout fût bouleversé.»
Au moment où il va achever son travail, ce saint personnage, cet ami de Dieu, ayant dénoncé la fausseté, la malice, la nuisance de la Déclaration des droits de l’homme, résume l’horreur qu’il ressent de tant d’erreurs accumulées, et déclare : « Nous ne voyons pas qu’on puisse les lire (les Doctrines) avec quelque soin sans reconnaître que cette Déclaration couvre la Vérité d’un voile ténébreux ; qu’elle tend au renversement total de la religion de Jésus-Christ ; qu’elle est, dans ses points principaux, tout à fait opposée au Saint Evangile ; qu’elle affranchit l’homme de tous les devoirs que la loi, même naturelle, lui impose par rapport à Dieu ; enfin qu’elle est un véritable amas d’impiétés et d’immoralités. Mais parce que la manière artificieuse dont elle est présentée, et ce qu’elle contient de propre à flatter l’orgueil et la corruption naturelle aux hommes, peuvent la rendre très funeste au genre humain : sous ce dernier point de vue, comme membre de la Sainte Eglise Catholique, je dénonce cette production d’iniquité. »
La chute de Robespierre sauva de la mort beaucoup de prisonniers : mais un coquin de moins ne fait pas le salut d’un peuple. Quelques églises furent rouvertes ; quelques prêtres osèrent se montrer. Bien entendu, Pierre de Clorivière fut de ceux-là ; il alla même, en dehors de Paris, voir et encourager les siens. Mais, au 18 Fructidor, il fallut retourner aux cachettes et y demeurer encore longtemps. Le solitaire de la rue Cassette profita de cette période nouvelle de réclusion, pour composer des cantiques spirituels, à l’usage des enfants des catéchismes. II avait le goût de la rime et du refrain, le goût du chant, comme toute la France d’autrefois, et cette facilité d’improvisation que les meilleurs lettrés de son siècle ne laissaient point tomber pour de plus graves travaux. Ces chants du prisonnier célébraient les principales vérités de la religion, et l’on peut dire de l’ensemble qu’il était un petit traité, en forme cadencée et aisée à retenir, de ce que doit savoir un enfant qui commence à vivre sa foi.
Les jours meilleurs se levèrent lentement ; Clorivière quitta définitivement la rue Cassette : mais la liberté, pour lui, ne fut pas de très longue durée. Il put faire divers voyages à Rouen, en Provence et ailleurs. C’était l’époque où, à Paris, les négociations s’ouvraient et se continuaient en vue d’un Concordat. Lorsqu’il eut connaissance du traité, signé le 15 juillet 1801, entre le Saint-Siège et la France, il jugea que les conditions faites à l’Eglise étaient très insuffisantes. « Cependant, écrit-il, le dogme catholique est à couvert ; la religion sera publiquement exercée ; bien des personnes pourront être secourues. Mais l’Eglise et ses ministres seront exposés à toutes sortes de vexations. Le chef de l’Eglise, en qui je révère l’autorité de Jésus-Christ, a le pouvoir de tolérer cela pour le salut du peuple, le bien de l’Eglise et de la religion. Je me soumets et ne veux rien examiner. Dieu sait tirer le bien du mal. »
Jusqu’en mai 1804, Clorivière, en Provence notamment, peut prêcher des retraites, des missions. Depuis trois années cependant, il est traité en suspect par la police, et, le 5 mai, sur l’ordre du Premier Consul, il est arrêté. Son emprisonnement devait durer, malgré les plus puissantes interventions, jusqu’en 1809. L’explication de cette mesure si rigoureuse et si injuste est tout entière en ceci :
Dans un passé encore voisin, et non oublié, de très proches parents de Pierre de Clorivière avaient eu un rôle dans la chouannerie bretonne ; son frère, M. de Limoëlan, les trois filles de sa sœur, Mme Désilles de Cambernon, avaient été impliqués dans la conjuration du marquis de la Rouerie, et déférés au tribunal révolutionnaire à Paris. Le Père de Clorivière était donc, de ce chef, suspect d’attachement à la monarchie. De plus, en décembre 1800, un de ses neveux, Joseph de Limoëlan, accusé d’avoir pris part au complot dit « de la machine infernale », avait, en tout cas, recommandé un des complices, Carbon, à son oncle de Clorivière, priant celui-ci de mettre à l’abri un « ancien émigré ». Mlle de Cicé avait procuré un asile à ce Carbon. Pas plus que Pierre de Clorivièrs, elle ne savait qui elle obligeait. Poursuivie, arrêtée, elle fut acquittée. Néanmoins, on la plaça sous la surveillance de la police. Clorivière ne fut pas, à ce moment, inquiété. Mais, considéré comme un ami des ennemis du premier Consul, il ne tarda point, lorsque celui-ci fut devenu tout-puissant, à être traité en coupable, quoiqu’on ne pût relever contre lui que des parentés qu’il ne pouvait désavouer, et un acte de charité dont il ne se repentait pas.
Son emprisonnement n’eut rien d’un acte judiciaire. Aucun tribunal répressif ne fut appelé à juger le suspect. Clorivière, par ordre du Premier Consul, sans preuves, pour des motifs laissés intentionnellement dans le vague, fut arrêté à Paris, le 5 mai 1804, et conduit à la Préfecture de police.
Pendant trois jours, lui présent, tous ses papiers furent examinés ; ensuite, on l’interrogea. L’interrogatoire ne révéla point decrime et point de délit. On avait arrêté et on voulait incarcérer un prêtre, homme d’ancien régime, et que le pouvoir nouveau considérait comme dangereux. Il fallait donc qu’on ne le remît pas en liberté. Mais celui qui interrogeait, nommé Bertrand, chef de la première division de police, reconnut, en substance, l’inanité de l’inculpation, lorsqu’il dit à ce soupçonné « qu’il se lavait les mains de tout cela ; que l’ordre de l’arrêter venait de plus haut ».
Enfermé d’abord dans la prison de la Force, puis dans la tour du Temple, le serviteur de Dieu, — ce mot-là vient à l’esprit, tout de suite, — ne se troubla ni de l’injustice, ni des suites qu’elle avait. Il écrivit : « Peut-il y avoir de sort plus honorable que celui qui donne plus de ressemblance avec Jésus souffrant et humilié ? » Son épreuve la plus dure fut de ne pouvoir dire la messe. Il demeura longtemps dans cette privation : « Voilà plus de trois ans, écrira-t-il au mois de juin 1807, que je suis privé du bonheur de monter à l’autel ; mais, faire la volonté de Dieu en souffrant, supplée abondamment à toutes les privations. »
Peu de temps, d’ailleurs, après l’incarcération de Clorivière, l’autorité ecclésiastique permit qu’il reçût, apportées par des visiteurs, des hosties consacrées. La chambre qu’il occupait au Temple, — celle de Louis XVI, paraît-il, — devint alors un sanctuaire, où il conservait en secret l’Eucharistie, et se communiait lui-même, chaque jour. Le geôlier-chef ne l’ignorait sans doute pas, lorsqu’il empêchait de perquisitionner dans cette pièce de la prison, disant : « Quand le bon Dieu lui-même serait là !… »
Le prisonnier ne se plaignait pas, et, tout le jour agissant, trouvait « les heures trop courtes ». Que faisait-il ? Autant qu’il était possible, dans une prison, ce qu’il eût fait en liberté : des études d’Ecriture sainte, des œuvres de zèle, beaucoup de prières.
Les deux principaux travaux auxquels il appliqua son esprit merveilleusement sagace et instruit, sont l’Explication des Epîtres de saint Pierre,qu’il publia plus tard (en 1809), et le Commentaire sur l’Apocalypse, commencé dans le réduit de la rué Cassette, et auquel il disait avoir dépensé près de vingt années. « J’avais lu diverses fois, disait-il, des commentaires sur l’Apocalypse elle-même, sans y trouver ce que je cherchais, l’histoire prophétique de l’Eglise. Dix années s’écoulèrent, sans qu’il me vînt seulement à l’esprit de percer les ténèbres de ce livre. Mais la Révolution arriva ; je crus y voir des indices de la défection de la gentilité chrétienne. Les horreurs auxquelles on s’est porté contre notre sainte religion, le massacre des prêtres en 1792, me confirmèrent dans cette pensée, et, peu de jours après, ayant été contraint de quitter, pour quelque temps, la capitale, je crus devoir m’appliquer entièrement à la lecture de l‘Apocalypse…Après une lecture réfléchie et plusieurs fois répétée de ce livre divin, je crus en avoir saisi l’ensemble. J’y voyais bien des choses que, jusque-là, je n’avais point aperçues, et des lumières me furent données, en si grand nombre et d’une manière si pénétrante, que je n’eus pas de peine à me persuader que, pour entrer dans les vues du Seigneur, je devais mettre par écrit ce que j’avais compris, et ce que je pourrais comprendre, par la suite, du sens de l‘Apocalypse. »
C’était, après l’œuvre des Méditations sur l’Apocalypse, entreprise et achevée pendant la Terreur, un Commentaire littéral de ce même livre mystérieux. De son écriture appliquée et fine, il composa ainsi cinq gros volumes, qui n’ont pas, jusqu’ici, été imprimés.
Les œuvres de zèle, entretiens sur des sujets de religion, avec ses gardiens et ses codétenus politiques, lettres de direction très nombreuses, achevaient de remplir les journées du prisonnier. Ses efforts, sa bonté, l’exemple qu’il donnait, transformèrent, peu à peu, l’atmosphère morale de la prison. Les biographes de Pierre de Clorivière l’ont noté.
Un historien de notre temps, qui a feuilleté tant de papiers de la Révolution, qui la connaît à merveille, et la raconte de même, M. G. Lenôtre, n’a pu consulter les archives du Temple sans rencontrer la grande figure de ce missionnaire enfermé et toujours au travail.
« Le Temple, alors, dit-il, ne ressemblait en rien à ce qu’on imagine d’une prison : le concierge en était le maître absolu, à la fois directeur, économe, geôlier-chef et administrateur ; pourvu qu’il représentât, à toute réquisition, les pensionnaires que lui envoyait le Grand-Juge ou la Préfecture de police, il faisait dans son domaine la loi à sa guise, décrétait le règlement qui lui était le plus commode, et traitait en camarades les détenus, selon son humeur ou ses sympathies. Or, le concierge du Temple était en 1802, le geôlier le plus jovial, le plus arrangeant… Il commandait au Temple depuis quatre ans, et se flattait d’avoir apporté, au régime des prisonniers, certaines modifications appréciables : à sept heures du matin, ses guichetiers ouvraient les portes des cachots, et les détenus étaient libres de se promener dans tout l’enclos jusqu’à dix ou onze heures du soir, suivant la saison. Il autorisait les visiteurs du dehors à pénétrer au Temple à toute heure du jour et de la soirée, à partager les repas des prisonniers, à monter dans leur chambre et à y séjourner. Au début de l’année 1804, lorsque fut découverte une vaste conspiration ayant pour but l’enlèvement du premier Consul, le Temple regorgea : plus de cent détenus étaient entassés dans les quatre étages de la Tour ; il y avait là de tout : paysans du Morbihan, officiers de la marine anglaise, gentilshommes français, pêcheurs normands, ci-devant grands seigneurs, généraux, gens du peuple, même deux enfants de neuf à dix ans, mousses de l’équipage du capitaine Wright et capturés, qui dessinaient au charbon, sur tous les murs du préau, des potences au fil desquelles était suspendu Bonaparte. Les compagnons de Cadoudal se groupaient sous les arbres pour réciter le chapelet ou chanter des cantiques ; d’autres jouaient aux barres ; la plupart insouciants, rescapés de la mort, mais redoutant les interrogatoires, dont certains revenaient les doigts mutilés par les poucettes des policiers. On voyait aussi, parmi cette population hétéroclite, circuler un prêtre septuagénaire, dont la sainteté, la sérénité, et l’indulgence, avaient conquis les plus hostiles : c’était le Père Picot de Clorivière. De même qu’il avait traversé la Révolution en quête de crimes à absoudre et de misères à soulager, il se mêlait à la foule turbulente des détenus, parlant à tous de pardon et d’espérance. On l’avait emprisonné parce qu’il avait reçu trop d’aveux et savait trop de choses ; on insinuait à ce « vieux fou » qu’il obtiendrait sa liberté en échange de quelques confidences : il n’avait même pas compris, et il s’estimait heureux d’être là, puisqu’il y trouvait des âmes à fortifier et des incrédules à convaincre. » (Les agents royalistes sous la Révolution, par G. lenôtre. Revue des Deux Mondes, 15 janvier 1922.)
Les Méditations sur l’Apocalypse et le Commentaire littéral indiquent un puissant esprit. Je citerai quelques lignes de la première de ces grandes compositions, celle qui fut écrite en 1794.
« II ne paraît pas douteux que, dans l’âge où nous entrons, il doive se produire de grands changements, qui entraîneront aussi de grands devoirs à remplir… Ceux qui seront témoins des événements qui doivent se dérouler, seront en état de précautionner les fidèles. Ceci n’est qu’une faible ébauche. En l’écrivant, nous ne savons si elle verra jamais le jour, et, certainement, sans une Providence très particulière, notre travail ne pourra se sauver du naufrage. Ceci ne nous regarde pas. »
Presque aussitôt, suivent ces lignes, qui sont extraordinaires, parce qu’elles mesurent l’événement avant même qu’il ne soit tout achevé :
« La Révolution que nous avons vue se déchaîner présente, indiqués d’avance par les saints livres, trois principaux caractères : elle a été subite, elle est grande, elle sera générale…
« Par son objet, elle s’étend à tout ; rien n’est respecté, pas même les premiers principes de la loi naturelle ; les idées les plus universelles sont comptées pour rien, et les droits les plus imprescriptibles violés pour en forger de nouveaux. Ces droits nouveaux tendent à la suppression de toute espèce du joug naturel, religieux, divin même, comme à l’abolition de tout pouvoir légitime. Quoique la destruction totale de la religion chrétienne soit le but principal que se proposent, dans la Révolution présente, les puissances des ténèbres, ainsi que les agents en chef dont elles se servent pour l’opérer, cependant c’est avec le soin de ne pas montrer au grand jour cette intention perverse. On la laisse seulement entrevoir, assez pour encourager les hommes sans mœurs et sans religion, et on ne fait entrer dans le secret que ceux dont on se croit bien assuré. Les agents de la Révolution colorent tout ce qu’ils font du bien public, ils avancent des maximes qui seraient susceptibles d’une bonne interprétation, mais qui cachent un sens très mauvais… »
Tout le développement des trois thèmes principaux est rédigé du même style ample et contenu par les fortes digues de la raison. Toujours le devoir de combattre est rappelé. Les grands troubles ne vont pas sans grâces d’exception, et l’histoire dévoilera des faveurs divines « entremêlées aux calamités publiques ». De surprenantes clartés illuminent ce texte. Nous n’avons pas le droit de les qualifier de prophétiques, mais ne peut-on pas parler de la clairvoyance du génie philosophique uni à la sainteté ? Après l’épreuve sanglante qu’il a traversée, Clorivière en aperçoit une autre, « plus terrible encore, lorsque des chrétiens devenus infidèles ne se contenteront point de renoncer à quelques points de la religion catholique, mais les attaqueront tous à la fois. Quelque désirable qu’il soit que ceux qui, alors, garderont le dépôt de la foi, aient tous une égale constance, une parfaite unanimité, on ne peut l’espérer tout à fait… Les Souverains Pontifes ne se borneront pas à exhorter vivement, et d’une manière touchante, ces incroyants qui paraîtront tenir encore extérieurement à l’Eglise, mais ils lanceront contre eux l’anathème, parce que l’Eglise, qui aura longtemps souffert dans son sein ses membres gangrenés, voulant préserver ses autres enfants d’une contagion d’autant plus dangereuse qu’ils sont exposés à être trompés par l’extérieur d’un même culte, sentira la nécessité de rejeter ceux qui s’obstineront dans leurs erreurs ». Est-il possible, lisant aujourd’hui ces lignes, de ne pas penser à l’encyclique Pascendi, condamnant, à un siècle de là, ceux qui sont « non ennemis déclarés, mais ennemis cachés au sein même de l’Eglise » ? Lorsque, dans les mêmes pages, Clorivière définit la
« mort spirituelle qu’en ce temps les démons s’efforceront de donner aux hommes », et qui « consiste à leur ôter, autant qu’ils peuvent, toute possibilité de retrouver la vie surnaturelle, par le renoncement général à toutes les vérités révélées », ne définit-il pas ce régime d’ignorance et de totale séparation religieuse, que nous appelons laïcité ?
Il ajoute : « Le sacrifice de l’autel s’offrira toujours, et les aigles, les vrais fidèles, se rassembleront autour du Corps de l’Homme-Dieu. De quelle époque s’agit-il ? N’en vivons-nous pas les premières années ? N’assistons-nous pas à une glorification universelle, tendre et passionnée de l’Eucharistie ? Les conjectures se pressent dans l’esprit du songeur, du savant et du grand homme de prière. Il déclare avec fermeté sa croyance à l’infaillibilité pontificale ; il attend, il annonce modestement, sans enfler la voix, un concile œcuménique. N’est-ce pas celui qui fut suspendu par la première guerre allemande, et sera peut-être repris demain ? Le contexte est bien curieux, parlant du « siècle de Marie ». Clorivière se réfère à un passage du Cantique des Cantiques, « une seule est ma colombe, ma parfaite », et il écrit : « On peut conjecturer de là que dans ces temps s’assemblerait un concile œcuménique, et que ce concile serait singulièrement admirable par son autorité et par l’influence plus sensible de l’Esprit-Saint dans toutes ses directions. On pourrait dire encore que l’Epoux céleste, après avoir loué le grand nombre d’âmes parfaites qui seront alors dans l’Eglise, en prend occasion de louer en général la beauté de son Eglise à cet âge, comme s’il disait : « A ces traits, je reconnais « Celle qui est ma parfaite. » Dans cet âge encore : «…C’est à la Mère de Dieu que les fidèles seront redevables des insignes faveurs qu’ils recevront,… et que le Seigneur fera connaître davantage les grandeurs de sa Mère, de telle sorte que ce siècle pourra être appelé le « Siècle de Marie. Quelle est celle-ci, qui s’avance comme l’aurore ?
Les grands lutteurs sont des hommes d’espérance. Celui qui avait prévu et vu le mal nous devait d’indiquer le remède. Il l’a fait. Dans l’Apocalypse, il aperçoit, il croit lire l’histoire des temps qui ont précédé la Révolution, des malheurs qui ont suivi, et des temps qui viendront. La punition de la France ne sera pas indéfinie. Celle qui fut coupable peut être pardonnée, sauvée, rétablie dans la paix. Il y faudra le concours du pouvoir civil et du pouvoir ecclésiastique. La société ne sortira du trouble que si Dieu rentre dans les âmes, dans les mœurs, dans les lois. Il doit être appelé publiquement, comme il a été publiquement nié. Clorivière, parmi les moyens les plus efficaces pour la restauration du pays, recommandait la réunion d’un concile national, qui resserrât l’union de l’Eglise de France et de l’Eglise, et servît de préface à un Concordat ; il demandait la limitation du droit de tout dire et de tout imprimer, la condamnation de la franc-maçonnerie, « car c’est à cette secte que la France est redevable de tous ses malheurs » ; il préconisait le retour à une éducation chrétienne de la jeunesse : mais, pour que l’édifice relevé fût solide, pour qu’il abritât les générations futures, il fallait que la Révolution fût attaquée dans son principe même, c’est-à-dire dans les prétendus droits de l’homme, proclamés en 1789 comme en 1793, et dont elle prétend faire « le Code du genre humain ». Là est la source du mal. « Ces prétendus droits de l’homme sont si pernicieux que ce ne serait pas assez d’en avoir découvert le venin : il faut, autant qu’il sera possible, les ôter des mains et de la vue des peuples, les vouer à l’exécration publique, et veiller surtout à ce que des instituteurs impies ne s’en servent pas pour empoisonner l’esprit de leurs élèves. »
L’homme de tant de zèle, de tant d’œuvres, d’une vie si extraordinaire par le nombre des épreuves et la constance du courage, n’avait pas achevé sa mission. Il avait soixante-quatorze ans lorsqu’il fut rendu à la liberté, le 11 avril 1809. La porte de la prison s’ouvrit sans qu’on expliquât au prisonnier pourquoi on le relâchait, pas plus qu’on ne lui avait expliqué, cinq ans plus tôt, les motifs de son arrestation.
Presque tout de suite, il se dirigea vers la Bretagne, et passa, de là, en Normandie. Il se proposait, avant tout, de se mettre en relations avec les « Pères de la Foi », c’est-à-dire avec les prêtres qui s’étaient associés, vers la fin du dix-huitième siècle, dans le but avoué de préparer, par l’exemple de leur vie, la restauration de la Compagnie de Jésus, et d’en être les premiers ouvriers, lorsque le Saint-Siège aurait rapporté le décret de Clément XIV.
Déjà, ce pape, dans l’année même qui avait suivi le décret de dissolution, avait autorisé verbalement le maintien de l’Ordre dans la Russie Blanche, où Catherine II s’était refusée, étonnante inspiration, à publier l’acte pontifical. Pie VI avait ensuite confirmé cette dérogation à la mesure générale, et montré ainsi que la Papauté, conservant l’étincelle, dans la nuit de ces temps-là, espérait qu’au matin le foyer pourrait être ranimé. Le 7 mai 1801, la Compagnie de Jésus était même officiellement rétablie en Russie, par Pie VII. En 1804, c’est dans ce pays lointain que les Pères Rozaven et de Grivel commençaient leur noviciat. En juillet de cette même année, le Pape rétablissait l’Ordre des Jésuites dans le royaume des Deux-Siciles. Avec son autorisation expresse, le Père Général de la Compagnie de Jésus pouvait accepter les demandes qui lui seraient faites d’entrer dans ce grand Ordre, dont la restauration, par toute la terre, était déjà promise par tant de mesures nouvelles. Clorivière, avant même sa sortie de prison, avait fait sa demande, et, religieusement, relevait de la «province de Russie ».
La Papauté ne redevint libre qu’au retour des Bourbons. A ce moment, et comme il entrait dans sa quatre-vingtième année, le Père de Clorivière, ayant sollicité du Père Général de la Compagnie « un tout petit coin ou il pût mourir obscur et inconnu », la réponse ne fut point la permission souhaitée de se retirer, de s’isoler et de mourir. Bien au contraire : il recevait le titre et les pouvoirs de Supérieur ; il devait se mettre en relations avec les anciens jésuites français et réclamer leur concours ; il avait le droit de recevoir des novices. Belle autorité pour le bien commun ! Ordre à ce qui était mort de revivre et de grandir ! Obéissance imposée d’abord à celui qui va commander ! C’était la grande vie active à l’heure de la grande vieillesse ; c’était aussi l’accomplissement des paroles que Pierre de Clorivière avait entendues dans son âme, quarante-sept ans plus tôt. L’obéissance et la joie sont deux forces. Le serviteurde Dieu se mit aussitôt à la recherche des survivants de l’ancienne Compagnie. Il en découvrit quelques-uns, épuisés par les années, ou retenus par des charges dont ils ne pouvaient se dégager ; d’autres avaient passé en Russie ; d’autres en Angleterre. Pendant des mois, le Supérieur fut seul à la peine. Quelques disciples venaient à lui. Des Pères de la Foi se présentaient ; des vocations se révélaient. Le jour de la fête de saint Ignace, 31 juillet 1814, le vétéran de la Compagnie réunissait autour de lui douze novices, dix prêtres, deux frères coadjuteurs. Et, huit jours plus tard, le 7 août, le pape Pie VII publiait la bulle Sollicitude omnium Ecclesiarumrétablissant la Compagnie de Jésus dans tout l’univers.
Le signal était donné, la bannière élevée de nouveau : les recrues s’avancèrent à l’appel du Pape. Le Père de Clorivière eut mille peines pour trouver des bâtiments pour les loger. Il parvint à établir le noviciat au n° 20 de la rue des Postes, dans l’hôtel de Juigné, et régla toutes choses, suivant la règle et l’ancienne coutume autant qu’il le pouvait, tenant compte des exigences de l’heure autant qu’il le fallait. Car l’Eglise de France était dans la détresse, à la fin de l’Empire. Une multitude de paroisses manquaient de prêtres ; ce recrutement-là, ni la formation du clergé n’avaient intéressé l’Empereur ; les évêques, sans auxiliaires suffisants, administraient en gémissant des diocèses désorganisés ; toutes les œuvres que nous connaissons aujourd’hui n’étaient pas même en vue ; d’innombrables fidèles vivaient sans sacrements, ignorants d’une foi à laquelle les rattachaient seulement le baptême, déjà loin, des souvenirs de famille, une inquiétude vague et leur bonne volonté.
Le Père de Clorivière aurait cru manquer à son devoir, envers l’Eglise et envers son pays, en ne tenant nul compte de si urgentes nécessités. Les évêques lui écrivaient : « Donnez-nous des prêtres, des professeurs, des missionnaires ! Le roi vient de permettre d’ouvrir des petits séminaires. Des missions, il en faudrait dans chaque village ! Faites-nous la plus grande aumône qui soit : des ouvriers pour la moisson divine ! » Ces ouvriers, c’étaient les «novices » du Père de Clorivière. Ceux qui se présentaient à lui étaient souvent d’anciens Pères de la Foi, ou d’autres prêtres fervents, hommes faits, et de vertu éprouvée. Il jugea qu’après les avoir formés un peu de temps, et mis sous la règle de saint Ignace, il pouvait envoyer quelques-uns d’entre eux diriger des petits séminaires, quelques autres prêcher ces missions qui furent célèbres et sont encore racontées, par les historiens, sous le nom de «missions des Pères de la Foi ». Ne fut-il pas critiqué pour avoir fait cette charité ? Je n’en doute guère. Nous avons tant de souci de la perfection chez les autres, que, pour les juger plus étroitement, nous oublions volontiers les circonstances qui les expliquent, les défendent, et quelquefois les glorifient.
Ce vieil homme, chargé de la restauration d’un ordre religieux, refaisant un navire avec les épaves d’un naufrage et quelques arbres neufs, équarris et ajustés un peu en hâte, mais solidement, me semble digne d’admiration. Il émeut, quand on le voit avec si peu de force et tant d’ardeur, si peu d’aide et tant de gens qui lui veulent prendre ses outils ; quand on songe que le navire est reparti pour la haute mer, selon sa destinée ; que la même flamme était en haut du mât, et que le pilote, sûr de la route, avait quatre-vingts ans. Il était las, mais la barre ne tremblait pas dans sa main. Un religieux qui avait passé quinze années dans l’ancienne Compagnie, et devait prononcer ses derniers vœux en 1816, le Père Barruel, écrivait au Père Général : « Dans cette maison (celle que dirigeait Pierre de Clorivière), il me semblait voir renaître nos anciens noviciats. C’était bien le même aspect, le même recueillement, la même régularité, les mêmes exemples et les mêmes leçons pour disposer tous à n’avoir dans leurs travaux d’autres vues, d’autre intérêt que la plus grande gloire de Dieu ».
Malgré les « prêts » qu’il avait faits, de-ci de-là, aux diocèses de France, le Supérieur de la Compagnie renaissante sentait que l’œuvre progressait. Le 4 janvier 1815, il ouvrit la grande retraite d’un mois, et puis il la prêcha. Trente prêtres y prenaient part. A la vue d’une réunion si nombreuse, le vieux confesseur de la foi se sentit transporté de joie, d’espoir et de ferveur. Une dernière jeunesse, avant l’éternelle, lui en vint. Trois fois par jour, pendant une heure chaque fois, il parla avec un élan extraordinaire, et l’on vit bien que, pour cette œuvre magnifique, il avait été désigné de très loin, et préparé, et soutenu jusque-là.
Tout fut encore en péril aux Cent-Jours. Le 20 mars, Napoléon rentrait à Paris. Le 30, l’Université impériale était rétablie. Les novices se dispersèrent. Le Père de Clorivière, qui connaissait la misère, les procédures de la police et leurs suites, et qui n’en eut jamais peur, demeura à Paris, avec un autre Père et un Frère coadjuteur. On n’eut pas le temps de l’inquiéter. Il n’y eut qu’une toute petite alerte policière, et puis l’Empereur disparut, l’Empire aussi.
L’œuvre fut reprise alors au point ou elle avait été laissée. Jusqu’aux premiers jours de l’année 1818, le Père de Clorivière la dirigea. Malgré ses demandes renouvelées, on refusa de le décharger plus tôt de ces fonctions de chef, qui voulaient une vertu égale à la sienne. A plus de quatre-vingt-trois ans, il abandonna la direction de la province de France, qui comprenait alors soixante-quinze prêtres, vingt-huit scolastiques, et quarante-quatre frères coadjuteurs.
Rentré dans la vie commune, devenu aveugle, mais sachant par cœur d’innombrables textes de l’Ancien et du Nouveau Testament, il continuait, avec l’aide d’un secrétaire, ses études d’Ecriture sainte, et, quand les heures de travail étaient finies, de toute son âme purifiée, ardente, jeune d’avoir tant souffert pour la cause qu’il aimait, il priait Dieu, debout, marchant d’un coin de sa cellule à l’autre, un petit crucifix à la main.
En récréation, il était aimable et enjoué, comme au temps de Saint-Malo et de Paramé ; il continuait aussi de se lever à trois heures du matin. Le 9 janvier 1820, s’étant levé un peu avant trois heures, il descendit, malgré le froid très vif, dans la chapelle domestique, pour faire sa visite au Saint-Sacrement. Contre son habitude, et sachant peut-être ce qui allait arriver, il alla s’agenouiller au milieu de la balustrade, en face du tabernacle. Au bout de peu de temps, il fléchit sur lui-même. Deux Frères le reçurent dans leurs bras. Pierre de Clorivière, bon combattant, ami fidèle de Dieu, était mort en adoration.
René Bazin,
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