Contes et Paysages de Province

De l’écrivain voyageur au chroniqueur de paysages, scènes et métiers de province

Nicole Lebel et Anne René-Bazin vous ont présenté en 2011 une facette moins connue du romancier : ses récits de voyages.

Contes et Paysages de Province viennent justement d’être réédités chez Via Romana, dans une collection pour l’édification de la jeunesse : «  Duc in altum » (conduis vers le haut, élève).

Si nous avons trouvé la présentation éditoriale trop orientée, l’horizon s’élargit et le ton s’allège dès que René Bazin prend la plume. En calèche ou en chemin de fer, à l’image d’une France immémoriale que le machinisme commence à moderniser, il nous fait visiter un pays essentiellement rural en cette fin de XIXème siècle. Le vif sentiment de la nature et la sympathie pour les êtres irriguent descriptions et anecdotes, relevées par une bonne humeur communicative.

R.B. avait quarante ans lorsque le Journal des Débats lui proposa, en 1893, de rédiger des Tableaux de Province. Pour le jeune romancier, comme pour bien d’autres plumitifs du XIXème siècle, être publié dans un grand quotidien était un tremplin vers la notoriété, mais il accepta surtout nous dit-il en raison de son attachement d’enfance à cette campagne qu’on lui demandait d’évoquer. Aussi puisons-nous ici à la source de sa sensibilité en même temps qu’à son intérêt pour des milieux très divers. Les deux thèmes, bucolique et sociétal, s’entremêlent avec maestria.

Le volume qui réunira les articles ne paraîtra qu’en 1923, le terme de Contes ne cadre pas vraiment ce que l’auteur appela d’abord Chroniques, ou Etudes, où domine l’observation réaliste. Le voyageur nous guide d’abord dans les paysages du Grand Ouest, il continue sur des portraits de groupes autour des métiers et de quelques loisirs, pour terminer sur des récits plus individualisés autour de personnages archétypiques. Il s’agit donc d’un travail de reporter mais aussi de styliste, qui arrange les dialogues, varie les modes narratifs, soigne les mises en scène avec un talent consommé.

Nous partagerons l’enchantement de M. Boislève pour le paysagiste, avant de considérer le « sociologue » et de souligner son sens de l’humour.

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L’acuité sensorielle et la sensibilité esthétique de R. Bazin se sont épanouies à la faveur d’une enfance heureuse entre Anjou et Vendée, d’où lui est venue sa « vocation d’artiste » nous confie t-il. Et de se situer dans le sillage de Corot, un des pionniers de la peinture de plein air dont le XIXème siècle verra le déploiement prodigieux. Paysages crépusculaires dont l’intimité mystérieuse sourd des pages, parfois composées comme des tableaux : l’atmosphère en toile de fond, où s’épanche son tempérament aérien, avant que ne se précise la végétation, puis au premier plan les silhouettes en mouvement. Ecoutez le chantre de la lumière :

« La Loire, que je traverse, laisse traîner sur les eaux, et jusqu’en leur milieu qui est d’argent, les reflets allongés des foins et des blés mûrs. (…) Trois huppes attardées dans une pâture se lèvent, cherchant le jour, battant l’air de leur vol festonné, et elles sont noires, et à trente pieds seulement au-dessus de la terre un rayon les enveloppe, et leur rend leur plumage. Alors l’haleine délicieuse du couchant a passé sur le train en marche, parfum des avoines, des froments, des eaux bordées de menthe, du sol fendu comme du pain cuit, du bocage entier que je ne puis plus voir. » (page 50)

Vous aurez noté le mariage de la poésie la plus évanescente et des précisions sur la faune et la flore dont l’opulence et la variété éveillent, de chapitre en chapitre, la nostalgie du lecteur contemporain. La grâce du monde animal peut surgir d’une vision fugitive comme d’une observation minutieuse. Ainsi assistons-nous au passage des palombes au-dessus des Pyrennées (chapitre7), dans un paysage forestier, lors d’une partie de chasse aussi documentée qu’animée. Si les oiseaux s’envolent d’ailleurs de nombreux chapitres, le monde minuscule des insectes suscite aussi son émerveillement ; bien avant le cinéma, il nous plonge dans ce microcosme où les graminées deviennent futaies (chapitre 20) sur quatre pages échevelées. La vie de la rivière (chapitre 21) est aussi effervescente, les dialogues savoureux des pêcheurs nous instruisant des mœurs de la brême, du gardon, de l’inaccessible carpe… Les mots du terroir ajoutent une touche de couleur locale à ces évocations impressionnistes : l’air qui défume, les grandes èves (eaux) de l’hiver et les éclairoux (feux follets) dans le Marais Poitevin etc .

René Bazin se réclame aussi de Rousseau dont on retrouve parfois le souffle ample et musical dans l’évocation des éléments :

« On marche encore, et l’on découvre le Grand Trait, la lagune aux abords de sable que la marée emplit ou vide sans-cesse, et l’horizon s’élargit et l’on commence à voir, entre la tour du Croisic et la pointe de Pen-bron, le liseré d’écume annonçant la pleine mer. » (chapitre 3, Le Pays de Batz).

Ses rêveries dans la nature sont en convergence profonde avec le Promeneur Solitaire, comme un leit-motiv reviennent ces moments de grâce avec « la paix qui survient dès que la pensée s’en va » (p.237), ou cette confidence attribuée à un retraité « volontairement étranger, pendant une heure d’horloge, à toute pensée triste ou joyeuse, dans un état qui n’est pas le sommeil, qui est encore moins la vie complète, qui est le repos conscient de lui-même et jaloux de durer. »(page252). Les expériences contemplatives se suffisent, dépouillées de toute interprétation, il y puise peut-être ce « sentiment précieux de contentement et de paix » (dixit Rousseau) que distille si souvent sa plume.

La nature qu’affectionne R. Bazin est à mesure humaine, habitée, familière, cultivée, productive : marais salants, résiniers des landes, vergers, plaines céréalières, vignobles etc. Un pays prospère défile sous les yeux du voyageur où le labeur des hommes est en harmonie avec les lieux.

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Ses pérégrinations laissent en effet une large place aux rencontres. L’écrivain s’efface derrière les personnages, parfois hauts en couleurs, les fait souvent parler à sa place, ce qui multiplie les points de vue et les styles. Ainsi le marinier sur la Loire fleurit-il ses explications de comparaisons pittoresques : « les bateaux à rapiécer comme des culottes », « la voile pleine de vent comme un sac ». Sur un registre pince-sans-rire, l’officier (chapitre 27) souligne quelques traits de l’armée de 1870 : «  c’est quelque-chose déjà, mon cher, que d’avoir perdu des batailles, et ça vous donne un air que tout le monde n’a pas. »

Les témoins donnent aux récits une touche journalistique, ils permettent à l’auteur de ne pas pérorer puisqu’il laisse parler le guide, gage d’exactitude et procédé qui restitue la vivacité de l’oralité. A Fougères par exemple, « J’ai interrogé un spécialiste » sur la fabrication des chaussures ; « un homme très informé des choses basques » expose les subtilités du droit en matière de mariage dans cette région.

Les métiers manuels animent donc une large moitié du recueil, métiers le plus souvent liés à la nature : mariniers, paludiers, moissonneurs, apiculteurs, éleveurs etc. mais aussi savoir-faire-marginaux comme ceux des « ambulants de la campagne » (chapitre18) que R. Bazin regarde avec compassion tant ils sont mal vus du sédentaire qui se méfie de tout ce qui dépasse l’horizon borné de ses champs et de ceux « dont la vie n’est pas, comme la sienne, exposée au contrôle de toutes les heures et de tous les regards ». Le taupier semble le plus mal lotti, sans famille et sans horaire, en plus de sa science secrète de piégeur solitaire, en voilà assez pour le rendre mystérieux, donc suspect. « On peut tout supposer » et l’auteur nous fait glisser dans l’imaginaire rural peuplé de lavandières maudites et de chevrettes diaboliques, de là à accuser le taupier d’être meneur de loups, « on les aura vus, personne n’a osé les suivre ». Avec quel talent nous introduit-il dans les fantasmes superstitieux sur « l’errant calomnié », cible universelle et toujours d’actualité !

Il plaint d’autres incompris, comme les peintres de province, qu’un public ignare et sans goût condamne aux commandes alimentaires. Les velléités intellectuelles de la province semblent vouées à l’échec dans un pays alors très centralisé. Les ennuis du rédacteur en chef de l’Eclaireur, qui « n’éclairait que les mardi, jeudi et dimanche », comme la décadence des Sociétés savantes (chapitre 12) qui ne trouvent ni sujets, ni conférenciers, ni public suggèrent un désert culturel. R. Bazin suppose que « les cœurs sont moins ouverts » qu’au temps où régnait l’art de la conversation dans les salons. S’agit-il de la naissance de l’individualisme moderne, replié sur la vie domestique, qui menace déjà la convivialité d’antan dans les milieux bourgeois ?

« C’était le bon vieux temps » mais « Il ne faut pas regretter les choses même les plus jolies, quand un peu de misère et de fatigue disparaît avec elles » (chapitre 12). S’il idéalise le passé, vert paradis de l’enfance, il se fait une raison et reste curieux du présent, position réaliste et mesurée devant l’inévitable « tort que fait la vie aux reliques d’autrefois ». Il est le premier à se moquer d’une restauration ratée à Vitré, à louer la petite ville de Fougères qui « a su rajeunir », à préférer les faubourgs industrieux à la cité austère et vétuste. Et il place en toute fin d’ouvrage l’histoire d’une châtelaine d’antique lignée, « en dehors du monde, insensible », « où l’intelligence subsistait, où la force d’aimer n’était plus, ni celle de haïr, ni celle même de tout comprendre, fleur encore attirante d’une tige épuisée, rosa calendaria ». Ce sont les derniers mots, cette rose gallicane à la généalogie prestigieuse, fleurant la princesse de conte de fées, n’est plus apte à la vie. De quoi pondérer le regret d’un passé aristocratique et féodal.

Si l’influence du courant idéaliste alliée à la nature bienveillante de R.B. magnifie certains personnages dans ses romans, le genre journalistique révèle plutôt ici sa verve humoristique.

Rien ne nous échappe, chapitre 16 , des manoeuvres diplomatiques de la dame en noir toisant le gros monsieur admiratif et matois à qui elle va céder son affaire « comme elle aurait suivi une bille sur un billard ». Le piquant chapitre sur les apiculteurs narre la fureur polémique entre fixistes, partisans de la ruche traditionnelle, et mobilistes, adeptes des plateaux qui multiplient les récoltes. L’animosité des deux partis gagne jusqu’aux bourdons « jalousés par les classes laborieuses, ils s’attiraient un petit 93 périodique .»

A côté de cette fantaisie, les traits satiriques touchent surtout le snobisme. La clientèle adepte des hôtels chics raffole par exemple des « Hôtels d’Angleterre » … « Beaucoup de bourgeois se croient un peu lords quand ils entrent là-dedans. », remarquez le « là-dedans ». Il constate que le sens de l’observation chez le touriste le cède de loin à ses préjugés, ainsi les paludiers sont ils réputés pour leurs costumes compliqués et voyants «  auxquels on n’échappe qu’en regardant les gens qui devraient le porter. Ils ne l’ont point. »(chapitre 3). Encore la petite pique finale… De même « le pèlerin romantique, devenu le visiteur, abonde autour des ruines, et dedans ; il entre, il sort, il photographie (…) mais ne lui demandez pas le goût de l’ogive, il ne l’a pas. »

Il se moque plus gentiment de la manie des théories chez le « savant de Paris » qui étudie une falaise de coquillages dans le Marais Desséché (chapitre 5) et explique à l’indigène hilare qu’elle est l’œuvre de corsaires, « Douze mètres de haut, et une longueur ! Pour sûr c’étaient des amateurs, les corsaires ! » commente l’homme du crû. Le bon sens et la jovialité du peuple réjouissent le cœur de l’écrivain qui émaille les dialogues de ces remarques bon enfant, jusqu’au « petit vieux maigre, finaud avec des petits yeux gris moins éveillés que son lavoir » qui a eu un malaise : « Une petite secousse. Depuis huit jours, j’sais pas ce que j’ai. Je pense que c’est le vin qui travaille trop. Moi je ne fais rien. »(chapitre 21).

Ce visiteur toujours gai, jamais pédant, qui met à l’aise interlocuteurs et lecteurs, regarde les travailleurs avec amitié, les enfants avec une profonde tendresse (chapitre 9), les pauvres avec pitié. Il n’est sévère qu’avec les prétentieux parce qu’ils sont plus éloignés d’eux-mêmes et de la vie que le petit homme, « l’être primitif, tout d’impression, qui voit avant de penser, et chez qui l’idée(…) attend pour s’éveiller que le charme soit rompu. » Voilà peut-être sa nostalgie essentielle : « Nous sommes d’abord des voyants et des imaginatifs », les enfants « ont vu tandis que nous cherchions ». Chez l’artiste, cette source est toujours vive, et il la distingue de l’intellect. C’est peut-être cette fidélité à la vérité de l’enfance qui lui fait apprécier ceux que le vernis social n’a pas contrefaits, ceux là font encore partie de la nature, ils vivent d’elle et avec elle. Il me semble que notre aïeul nous rappelle une vérité que nos artifices ne peuvent longtemps refouler : l’humain est enfant de la terre, de l’humus, l’humilité est sa vertu la plus agréable. L’humour en est le sel, qui rappelle que « Les saints sont rares, surtout en Bas Poitou ». Humilité joyeuse, franciscaine, de ceux qu’émerveillent toutes les créatures « dans la brume dorée qui emplissait le ciel ».

Marie-Dominique Girardot
Février 2012 


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