Henry Bordeaux

RENE  BAZIN

 Le Figaro, 21 juillet 1932,  par Henry Bordeaux,

René Bazin est mort à la fin de la journée d’hier. Je lui avais rendu plusieurs fois visite, pendant cette dernière maladie qui ne put avoir raison que lentement d’un organisme sain. Chaque fois, j’étais sorti de sa chambre avec ce sentiment de la grandeur qui nous vient du contact avec ce qui est ensemble, simple, noble et beau. Il m’avait dit la première fois : Je ne sais si je guérirai. Mais je fais comme si je ne devais pas guérir, et je me prépare à la mort. C’était au lendemain de la réception du général Weygand à l’Académie. Il avait lu, dans son lit, le portrait de Joffre qui revivait dans le beau discours du général. Ces pages-là ne portent pas de date, me dit-il. Turenne devait écrire ainsi, et dans deux ou trois siècles on pourra les relire comme tout auteur classique. Ce choix est un honneur pour notre Compagnie.

Je lui parlai de son dernier roman, Magnificat, le plus beau à mon goût. C’est l’histoire d’une vocation religieuse chez un paysan en Bretagne qui renonce peu à peu à tout, à sa famille, à ses champs et à ses bois, au pur amour qu’il avait commencé de ressentir, pour se donner à Dieu. Oui, me déclare-t-il doucement, modestement, je l’aime aussi. Non pour ce qu’il est, mais pour ce qu’il contient, J’ai écrit encore un Monastère de Saint-Pierre Fourier. C’est ce couvent des Oiseaux où mes filles ont été élevées, où deux d’entre elles sont restées. Maintenant, si je puis écrire encore, ce ne seront que de petites œuvres. L’heure des grandes est passée pour toujours.

Je le regardais sur ce petit lit de fer amené dans le calme du cabinet de travail tapissé de livres, je le regardais, avec ces yeux dévorants que l’on n’a que pour l’amour ou pour la mort. Le visage était aussi blanc que les draps du lit. Les traits amaigris avaient une pureté de médaille. Il parlait de toutes choses avec détachement. Il avait renoncé à vivre, et même à écrire. Je l’aurais senti loin de nous, et déjà sur le seuil d’une autre demeure, si de sa main trop blanche, il n’eût cherché, sur la table voisine, une cigarette et une allumette. Il y avait donc, sur terre, un tout petit agrément  qui le retenait encore.

Il goûtait encore un plaisir. J’avoue que j’en fus content. Un excès de perfection nous décourage. Ne faut-il pas que notre humanité demeure accessible ? Et je suivais du regard cette fumée qui montait du lit de mort, non comme une prière d’agonie, mais comme une frêle spirale à peine matérielle, déjà désagrégée et spiritualisée, et suspendue entre notre ombre et cette lumière inconnue qui, pour lui, était éclatante.

« Je trouve des âmes plus droites que des lignes, écrivait Mme de Sévigné, aimant la vertu comme naturellement les chevaux trottent. » II y avait donc des René Bazin au dix-septième siècle. Il n’a pas cherché le bruit avec son premier livre. Il est demeuré en province professeur de droit, très longtemps, tout le temps nécessaire pour laisser sa réputation d’écrivain grandir. Cette province, d’ailleurs, il l’habitait et, loin d’y sentir l’ennui, il y découvrait des types exquis, amusants et pittoresques qui, par surcroît, étaient de braves gens. Ainsi son œuvre s’est-elle développée dans l’harmonie et le naturel. Je la comparerais à quelque bel arbre de ces forêts dont il connaissait en chasseur tous les secrets il monte lentement, et l’on commence par douter s’il s’élèvera bien haut. Mais, si l’on revient après quelques années, il verse déjà un doux ombrage et les oiseaux y chantent au printemps.

Cette heureuse harmonie lui est venue de sa complaisance à la tâche. Il a aimé le travail fignolé, achevé, et même parachevé. Qu’il parla des dentellières des Flandres ou des soyeux de Lyon, comme il s’attendrit sur cette soie où cette dentelle dont la finesse est due à des mains expertes Mais ces mains expertes suffisent-elles ? Jamais elles n’ont suffi, si le cœur n’y est pas. Et c’est la condamnation du travail en série et de la mécanique. Il faut à l’ouvrage manuel comme à l’ouvrage intellectuel, pour qu’il soit parfait, la chaleur humaine. Pour ce travail manuel, ses préférences vont à celui de la terre. Alors il s’accorde avec les saisons, avec la collaboration du sol et des germes. Il lève avec le blé. Il distribue le pain sacré dont se nourrissent les hommes. Que deviendrions-nous si le paysan se détachait de la terre? René Bazin a poussé le cri d’alarme. Il a tendu des bras suppliants pour retenir au village les jeunes gens attirés par les villes.   Sa supplication demeure actuelle. La désertion des campagnes continue d’être pour nous un danger. Puissent les générations nouvelles écouter sa voix prophétique.

II a chanté nos villages, mais ces villages, qui donc veillera sur eux ? Renan, dans une ébauche de roman, Patrice, disait : « II y a une foule de paysages qui n’ont leur charme que par le clocher qui les domine. Il faut conserver l’église, ne fût-ce que comme effet de paysage, et parce que sans cela l’aspect de la vie serait trop simple et trop vulgaire. »  Barrès, dans sa Grande Pitié des Eglises de France, dépassait de beaucoup ce souci esthétique « Une église dans le paysage, écrivait-il, améliore la qualité de l’air que je respire. Ce qu’il y a de plus vivant et de plus noble chez les gens de France et chez moi s’accroît dans l’atmosphère catholique. Chacun de nous trouve dans l’église son maximum de rendement d’âme. Je défends les églises au nom de la vie intérieure de chacun. »  Renan en était sorti, Barrès y était entré, mais debout. René Bazin s’est agenouillé dans la maison du Seigneur. Il y a trouvé ce qu’il y cherchait.

Ainsi, René Bazin a-t-il marché d’un pas égal sur une grande route bordée d’arbres, une belle route de chez nous. Une grande route toute droite, celle qui permet aux bons chevaux de trotter, à l’aise, mais prenez garde que cette grande route est un chemin montant. La pente n’est pas très sensible au début. Peu à peu, elle s’accentue. René Bazin avait commencé par la peinture minutieuse, attentive, et attendrie de milieux bourgeois ou paysans : Ma tante Giron, les Noëllet. Il allait aborder sans même y prendre garde, des sujets puis de grands sujets. C’est ainsi qu’on les doit aborder il ne faut jamais forcer sa nature, ni hausser le ton. Les fruits ne doivent être cueillis qu’en pleine maturité. Ce fut alors qu’il composa La Terre qui meurt, Les Oberlé,  Donatienne ; l’Isolée. La Terre qui meurt, poème douloureux des champs abandonnés, de la famille paysanne décimée, perdant ses meilleurs fils qu’attire la lumière des villes ; les Oberlé, poème de l’Alsace  séparée de sa mère patrie, ne pouvant se plier à la domination allemande. Donatienne, poème de la faiblesse, de la pitié, du pardon. L’Isolée, poème des âmes communautaires qui, séparées de tout ce qui les entoure, les soutient et les apaise, se révèlent sans résistance au mal, sans réaction contre lui, mais aussi sans malice ni perversité.

J’ai pu, chaque fois, employer ce terme poème. Car il y a chez René Bazin un sens rythmique qui le rapproche de la poésie, une sorte de cadence, non seulement dans la phrase qui, par le choix des mots et le balancement, est habituellement musicale, mais dans l’agencement des scènes et l’expression des sentiments. Or, ce don poétique, il le met à l’usage des humbles vies, des pauvres gens, des menus détails de la vie quotidienne. Saint François de Sales, appelait le fuseau et la quenouille, les petits devoirs domestiques. Il les symbolisait dans cette image. René Bazin nous fait entendre le bruit des fuseaux. On dirait une eau qui coule. Il n’est pas le romancier des complications sentimentales ni des gens du monde. Il est le romancier des cœurs profonds, de la vie populaire, qu’elle se passe aux champs ou dans les fabriques. L’histoire d’un paysan dont la femme va se placer à Paris comme nourrice et ne revient pas, c’est Donatienne, et cela est infiniment douloureux et grave. La souffrance, la détresse humaines y sont encloses. Mais avec l’espérance. Car il y a chez René Bazin la foi qui console et vivifie.

Je veux rapprocher de son œuvre un livre qui lui fut cher et qui n’est pas de lui, même s’il est de sa lignée et de son sang. Elisabeth Sainte Marie Perrin, sa fille, décédée prématurément, dans la biographie de cette Pauline Jaricot qui inventa l’œuvre de la Propagation de la foi, nous montre la pauvre femme à la fin de sa vie, endettée et désespérée, car elle sent le voisinage de la mort et ne pourra pas s’acquitter, rendant visite en hiver, par un froid rigoureux, an curé d’Ars qui la connaît bien et l’estime à son prix. Dans le  presbytère, il n’y a pas de feu. Le vieux curé va chercher des bûches afin de les allumer : elles résistent, elles sont humides. Lui-même ne se chauffe jamais. « Laissez votre feu, lui dit Pauline. Moi aussi, j’ai l’habitude d’avoir froid. C’est un autre feu que je suis venue chercher ici. » Cet autre feu, le curé d’Ars le lui donne. Il la rassure dans son inquiétude.

Cet autre feu, René Bazin le savait distribué ou plutôt il montrait où l’on est sûr de le trouver. Voyez, dans Le Roi des archers, cette sœur Léocadie qui est chargée de veiller un forcené lequel, près de la mort, tient sous son traversin un revolver, car il veut se venger de sa femme qui l’a abandonné. Elle rentra à la communauté et confie sa peur à la Supérieure. Elle ne peut être obligée de retourner, dans une pareille caverne. « Je n’obligerai pas, lui répond la Mère Supérieure, une autre ira si vous n’y allez pas. Entendez la messe vous me direz ensuite votre réponse. Puis vous vous reposerez. Après la messe, la petite sœur revient : « Ma Mère, je retournerai ce soir, et demain, et tant qu’il faudra. » Tel est le secours divin qui, dans les circonstances cruelles, soutiennent les personnages de René Bazin. Et, peut-être, l’écrivain lui doit-il précisément cette poésie qui, chez lui, donne des ailes à l’expression des vies les plus humbles.

Avec les années, il semblait se détacher du roman. Il était attiré par les figures de saints contemporains, un Père de Foucauld, maître des solitudes africaines, un Pie X, pape des petits enfants, de la communion fréquente, de la spiritualité unie à l’existence journalière. Et puis, il avait écrit Magnificat, son chant d’action de grâce, après une vie d’écrivain si parfaitement remplie.

La terre de France avec ses paysages familiers et les honnêtes gens qui la travaillent, avec le clocher en sentinelle pour la garder, la lampe, du sanctuaire à  l’intérieur, voilà, me semble-t-il, l’image de ce qu’il aima, et l’amour qu’il désira de transmettre.

HENRY BORDEAUX  de l’Académie française 

 

  1. René Bazin s’est éteint doucement, hier 20 juillet, vers dix-huit heures, entouré des siens, après une longue maladie, à son domicile parisien, 6, rue Saint-Philippe-du-Roule. Une amélioration s’était produite dans l’état du célèbre écrivain il y a quelques semaines, mais depuis quelques jours la maladie s’était aggravée. M. René Bazin a conservé jusqu’au dernier moment une lucidité parfaite et a montré, en face de la mort, un courage qui ne s’est pas démenti et qui n’a pas surpris ceux qui connaissaient sa foi profonde et sa haute valeur morale. De touchants témoignages d’estime et d’affection ont été prodigués au grand romancier catholique, ces 3 derniers jours ; surtout ces hommages provenaient de toutes les classes sociales et de personnalités appartenant à toutes les opinions. Les obsèques, dont la date sera fixée aujourd’hui, auront lieu à Saint-Barthélemy d’Anjou (Maine et Loire), où M. René Bazin a exprimé le désir d’être inhumé, près de la propriété, où il a écrit la plus grande partie de ses œuvres. La messe de huitaine sera célébrée à l’église Saint-Philippe du Roule.

 

René Bazin est né à Angers le 26 décembre 1853 ; il avait donc soixante-dix-huit ans révolus. Elève du lycée d’Angers puis du petit séminaire Urbain Mongazon, élève à la Faculté de droit de Paris, ou il prit sa licence élève à la Faculté catholique d’Angers, docteur en droit, chargé du cours de procédure civile, puis de celui de droit criminel à cette même Faculté, René Bazin conserva cette dernière chaire jusqu’à l’année 1904. Ayant débuté dans les lettres par une préface à une nouvelle édition des « Considérations sur la France », de Joseph de Maistre, il publia au Correspondant (1880) deux nouvelles en vers ; en 1882 il compose une préface pour les Réflexions sur la Révolution francaise, de Burke en 1884. Appelé par Patinot, directeur des Débats, à collaborer dans l’illustre maison, il y publia ses notes « En province » où l’on apprécia bien vite le talent qui s’était déjà affirmé dans un premier roman, Stéphanette, donné à l’Union. Alors commence une brillante carrière, et la publication régulière des livres dont les titres sont dans toutes les mémoires. Chevalier de la Légion d’honneur en août 1900, M. Bazin fut élu à l’Académie française, en remplacement d’Ernest Legouvé, en juin 1903 ; il fut reçu par Brunetière, le 20 avril 1904. Le voici officier de la Légion d’honneur en 1916, grand-croix de l’ordre de Saint-Grégoire-le-Grand en 1923, pour avoir comme écrivain et comme président de la « Corporation des Publicistes chrétiens » rendu les plus grands services à la cause catholique.

  1. Bazin visita tour à tour l’Italie, l’Espagne, la Sicile, Constantinople, la Syrie et la Palestine, la Tunisie, l’Angleterre, la Corse, la Belgique, la Hollande, le Canada, les Etats-Unis, le Spitzberg, l’Algérie, …Il collabora fréquemment à la Revue des Deux Mondes, au Correspondant, à l’Illustration, à la Gazette de France, à la Revue Hebdomadaire, à la Revue Universelle, à Figaro, au Gaulois, à la Croix, à l’Echo de Paris, etc…Il eut longtemps aux Débats une collaboration régulière. Le dernier livre publié par M. René Bazin fut « Magnificat », paru en 1930, où l’on retrouvait l’accent qu’avait animé De toute son âme, Les Ôberlé, La Terre qui meurt et Le Blé qui lève resteront ses œuvres maîtresses, avec L Isolée. Mais sa biographie du Père de Fouoauld, son histoire du « Duc de Nemours » et l’étude qu’il consacra à « l’Enseigne de vaisseau Paul Henry » montrèrent aussi de quelle spiritualité patriotique et courageusement traditionnelle était animée la propre activité littéraire de l’homme exemplaire qui s’en va.
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